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la physique religieuse et le sociomorphisme.

que ceux qui restent immobiles, s’ils n’affectent pas plus qu’eux sa sensibilité. Les animaux s’habituent assez rapidement au passage des trains de chemin de fer sur les voies ferrées : les vaches paissent tranquillement dans les champs voisins, les perdrix qui se trouvent sur la pente des remblais lèvent à peine la tête ; pourquoi ? Se seraient-ils rendu compte que la locomotive est un mécanisme inanimé[1] ? Nullement, ils ont seulement observé que la locomotive ne se dérange jamais de son chemin pour venir les inquiéter dans leur domaine. Ils ne s’occupent pas davantage du cheval qui passe sur la grande route en traînant une charrette. Le désintéressement spéculatif est tout à fait inconnu aux animaux et aux sauvages ; ils vivent enfermés dans leurs sensations et leurs désirs, ils tracent spontanément un cercle autour de leur moi, et tout ce qui reste en dehors de ce cercle reste aussi en dehors de leur intelligence.

Étant donnée cette conception primitive du monde, nous croyons que, plus un être non civilisé sera capable d’observer et de raisonner, plus il devra acquérir la conviction que les objets qui lui paraissaient d’abord indifterents ne sont pas réellement inanimés, qu’ils lui veulent tantôt du bien, tantôt du mal, qu’ils possèdent enfin sur lui une puissance fort respectable. En d’autres termes, plus un animal ou un sauvage sera intelligent, plus il deviendra superstitieux. Ainsi devra peu à peu s’effacer, par les progrès mêmes de l’évolution mentale, cette distinction primitive entre deux classes d’objets, les uns tout à fait indifférents et en dehors de notre société, les autres plus ou moins dignes d’attention, plus ou moins en relation avec nous ; l’évolution mentale a marché, croyons-nous, à l’inverse de ce que pense M. Spencer.

Parlons d’abord des animaux les plus intelligents avant de passer à l’homme. Ceux-ci se voient très souvent forcés de diriger leur attention sur la classe des objets en apparence indifférents et de modifier les idées superficielles qu’ils s’en étaient faites d’abord. En général, les objets de ce genre sont immobiles ; si ce n’est pas là, nous l’avons vu, leur caractère essentiel, c’est du moins un de leurs principaux caractères. L’instinct de conservation d’un être ne

  1. Selon M. Spencer, le mouvement du train n’apparaît pas aux animaux comme spontané parce qu’il est continu : c’est pour cela qu’il ne les effraie pas. — S’il en était ainsi, les animaux qui se trouvent près des stations devraient s’effrayer de l’arrivée et du départ des trains. Il n’en est rien.