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la genèse des religions.

De même, qu’y a-t-il besoin d’aller chercher le culte des ancêtres pour expliquer la zoolâtrie ? Quoi de plus naturel, par exemple, que l’universelle vénération pour le serpent, cet être mystérieux qui se glisse dans l’ombre, apparaît et disparaît, et dont une petite blessure donne la mort ? Autre exemple ; au lieu du serpent, considérons le lion ou tout autre animal féroce. Il vient s’établir dans un pays, faisant force dégâts au milieu des troupeaux : on le poursuit, mais, pour une raison ou pour une autre, aucun trait ne l’atteint ; c’est sans doute qu’il est invulnérable. Il devient de plus en plus audacieux et terrible ; il disparaît pendant plusieurs semaines, on ne sait pas où il est allé ; il reparaît soudain, on ne sait pas d’où il vient ; il se moque toujours des chasseurs, montrant cette majesté que prennent par moments les bêtes fauves dans la pleine conscience de leur force. Voilà un véritable dieu.

On sait le culte dont les chevaux, importés en Amérique par les Espagnols, furent l’objet de la part des indigènes : selon Prescott, ceux-ci aimaient mieux attribuer aux chevaux qu’aux Espagnols eux-mêmes l’invention des armes à feu. C’est que les Espagnols étaient des hommes comme eux, on voyait mieux leur mesure ; au contraire, un animal inconnu paraissait armé d’un pouvoir indéfini. Les hommes n’adorent que ce qu’ils ne connaissent pas bien. C’est pour cela que, quoi qu’en dise M. Spencer, la nature, si longtemps mal connue, nous paraît avoir offert à la religion un aliment beaucoup plus large et plus inépuisable que l’humanité.

Au fond, la véritable confirmation que M. Spencer croit trouver de sa doctrine, c’est la façon même dont il la systématise : elle est pour lui un exemple de la loi universelle et une conséquence d’évolution. Par cette doctrine, tout semble se ramener à l’unité, tout s’absorbe en une même croyance « homogène », celle d’une puissance plus ou moins vague exercée par les esprits des morts ; cette croyance, une fois donnée, passe par toute une série d’intégrations et de différenciations, et devient finalement la croyance en l’action régulière d’une puissance inconnue universelle[1]. — M. Spencer nous paraît avoir raison de chercher la croyance une, « homogène », d’où proviennent toutes les autres par voie d’évolution ; mais la formule qu’il donne de cette croyance nous paraît tout à fait

  1. Voir notre Morale anglaise contemporaine, p. 579.