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la physique religieuse et le sociomorphisme.

grande partie l’œuvre de cette sorte de réaction et de l’éducation ; s’il a dans notre être des racines profondes, c’est qu’il se rattache à des impressions d’enfance, c’est qu’il nous parle avec la voix de nos jeunes années et semble nous rajeunir nous-mêmes ; souvent un mot, une pensée qui nous avait frappés autrefois sans que nous puissions bien la comprendre, se réveille tout à coup, retentit en nous ; ce n’est qu’un écho, et il nous semble que ce soit une voix. On a notablement exagéré la part de l’hérédité dans la formation des caractères et des sentiments ; l’influence de l’éducation n’est pas, à notre époque, appréciée à son entière valeur[1]. Même chez les animaux, l’instinct sans l’éducation s’émousse facilement. Sans doute l’oiseau n’a pas besoin d’avoir vu pondre pour s’acquitter avec « dévotion » de cette fonction nouvelle ; cela s’apprend tout seul ; mais quand il s’agit de construire le nid, ce n’est plus aussi facile : les oiseaux élevés en cage et qui n’ont jamais vu de nid sont souvent fort embarrassés comment faire ; l’instinct leur chuchote encore quelque chose à l’oreille, mais sa voix n’est déjà plus claire, l’image nette du nid ne se présente plus à leurs yeux. La « dévotion » de la nature est en défaut. Ajoutons que ces instincts, si « mystérieux » selon M. Renan, agissent souvent sur l’être par des ressorts bien grossiers, et qu’il suffit de mettre la main sur ces ressorts pour exciter l’instinct ou le suspendre ; pour transformer, par exemple, des chapons en poules couveuses, on leur arrache simplement les plumes du ventre ; ils se couchent avec volupté sur des œufs, — ou sur des cailloux. Il y a déjà bien assez de mystère dans la nature sans en mettre plus qu’il n’y en a ; il n’est pas philosophique de ramener tout à des instincts, pour voir ensuite dans les instincts des intentions inconscientes, dans ces intentions la preuve d’un plan, dans ce plan la preuve d’un dieu. En continuant ainsi, M. Renan ne tarderait pas à trouver dans l’instinct religieux une démonstration péremptoire de Dieu même.

Selon nous, il n’y eut à l’origine d’autre instinct en jeu que l’instinct de conservation personnelle et l’instinct social, étroitement lié au premier. En même temps, le procédé intellectuel qui était à l’œuvre chez les hommes primitifs n’était autre que l’association des idées par conliguité et similarité, avec le raisonnement inductif ou analogique qui en est inséparable. Ce procédé intellectuel est

  1. Voir notre Morale anglaise contemporaine, 2e partie.