Page:Guyau - L’Irréligion de l’avenir.djvu/57

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
19
la physique religieuse et le sociomorphisme.

torien des religions et penseur raffiné, avec ceux de l’homme primitif. Ce doute suprême élevé sur notre propre existence et celle du monde, ce sentiment de l’étrangeté de notre destinée, cette communion de l’âme avec la nature entière, ce débordement d’une sensibilité excitée et tourmentée par la vie moderne, tout cela n’a rien de commun avec le sentiment religieux primitif, avec la foi robuste et grossière reposant sur des faits palpables, sur des miracles sautant aux yeux. Tout ce mysticisme, loin d’expliquer l’origine des religions, en marque plutôt la décomposition. Un mystique est quelqu’un qui, sentant vaguement l’insuffisance et le vide d’une religion positive et bornée, cherche à compenser par la surabondance du sentiment, l’étroilesse et la pauvreté du dogme Les mystiques, substituant plus ou moins le sentiment personnel et les élans spontanés du cœur à la foi dans l’autorité, ont toujours été dans l’histoire des hérétiques qui s’ignoraient. Les époques sentimentales furent des époques d’inaction, de concentration sur soi, d’indépendance relative de la pensée. Au contraire, à l’origine des religions, rien de sentimental ou de méditatif, mais un emportement de toutes les âmes dans un même tourbillon de craintes ou d’espoirs : nul ne sait alors penser par lui-même ; c’est moins du sentiment proprement dit que de la sensation et de l’action que les religions sont nées. La religion primitive n’est pas une échappée hors de ce monde, une percée à travers les nuages, les premiers de nos dieux n’avaient rien d’éthéré ; ils possédaient des muscles solides, un bras dont on sentait les coups. Expliquer par un idéalisme naissant l’origine des croyances primitives, c’est donc les expliquer par le sentiment qui leur est le plus opposé. On devient idéaliste quand on commence à ne plus croire ; aprèo avoir rejeté toutes les prétendues réalités, on se console en adorant ses propres rêves : l’esprit des anciens peuples est beaucoup plus positif. L’anxiété de l’infini, le vertige divin, le sentiment de l’abîme manquent à l’homme des premiers âges. Nos esprits modernes, éclairant toutes choses d’une plus vive lumière, voient parfois s’ouvrir dans la nature des perspectives sans fond, où notre regard se perd avec angoisse ; nous nous sentons portés sur un abîme : tels les navigateurs qui, aux Antilles, sous la lumière intense du soleil, voient apparaître à leurs yeux toute la profondeur des mers transparentes et mesurent le gouffre au-dessus duquel ils sont suspendus. Mais pour des intelli-