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la physique religieuse et le sociomorphisme.

de Démocrite et d’Épicure. Les religions vraiment positives veulent un monde borné : les peuples n’rélèvent pas leurs premiers temples à l’infini pour l’y loger. M. Müller loue les Hindous de s’en être tenus à l’adévisme ; est-ce bien à l’idée de l’infini qu’ils doivent cette sagesse, si c’en est une ; et cette idée, si elle eût été seule présente à leur pensée, ne les aurait-elle pu mener aussi bien à l’athéisme ? Lorsqu’on apprend à voir se dérouler sans fin et sans temps d’arrêt la chaîne éternelle des phénomènes, on n’espère plus modifier par une prière ce déterminisme inflexible ; on se contente de le contempler par la pensée ou d’y entrer soi-même par l’action. La religion se fond dans la science ou dans la morale. Il reste, il est vrai, une hypothèse suprême à laquelle on peut se rattacher : on peut essayer de diviniser l’infini, de lui prêter, à la manière des brahmanes, des bouddhistes anciens ou modernes, des Schopenhauer et des Hartmann, une mystérieuse unité d’essence ; la prière alors expire en méditation, en extase, en un bercement monotone de la pensée au mouvement du monde phénoménal : c’est la religion du monisme. Mais cette religion dernière ne provient pas de l’idée de l’infini, elle s’y ajoute : l’homme cède encore à un besoin, sinon de personnifier, du moins d’individualiser et d’unifier l’infini, tant l’homme veut à toute force projeter sa propre individualité dans le monde ! On donne une sorte d’âme à ce grand corps qu’on appelle la nature, on en fait quelque chose de semblable à notre organisme vivant : n’est ce-pas là un dernier anthropomorphisme ?

C’est seulement plus tard que la pensée humaine, emportée dans un voyage sans terme analogue à ces migrations qui jetaient au loin les peuples primitifs, après avoir traversé tout l’espace visible et franchi son propre horizon intellectuel, est arrivée devant cet océan de l’infini qu’elle ne pouvait sonder même du regard. L’infini a été pour elle une découverte, comme l’était la mer pour les peuples venus des plaines ou des montagnes. De même que, pour l’œil qui commence à voir, les divers plans de l’espace sont indistincts et également rapprochés ; que c’est le toucher qui, peu à peu, fait reculer l’espace et nous donne l’idée du lointain ; qu’ainsi, avec notre main, nous ouvrons pour ainsi dire l’horizon devant nous ; de même, pour l’intelligence encore non exercée, tout semble fini, orné ; ce n’est qu’en avançant qu’elle voit s’agrandir son domaine, c’est la pensée en marche qui ouvre devant elle-