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la physique religieuse et le sociomorphisme.

se sont élevés qu’assez tard les seuls métaphysiciens. L’horizon paraît physique et borné ; l’enfant s’imagine toujours qu’il ira au bout de l’horizon, qu’il touchera du doigt le point où s’abaisse le dôme céleste ; les anciens se figuraient le ciel comme une voûte de cristal semée de points lumineux[1]. Pour nous, à qui l’on a dit dès l’enfance que les astres sont des mondes plus grands que notre terre, séparés de nous par une distance au-dessus de notre imagination, la vue du ciel éveille, par une association nécessaire, l’idée de l’incommensurable et de l’infini. Il ne faut pas juger par analogie de ce qui se passe dans l’esprit de l’homme primitif quand il lève les yeux là-haut. Ce dernier n’a pas du tout l’idée que son regard puisse s’affaiblir, s’éteindre par impuissance à un certain point du ciel, à une voûte toujours la même, et que cependant il y ait encore

  1. Parmi les pensées à la fois les plus ingénieuses et les plus contestables de l’ouvrage de M. Max Müller, nous citerons le paragraphe consacré à la divinité védique Aditi, l’un des noms de l’aurore. « Vous serez surpris, dit-il, comme je l’ai été moi-même la première fois que le fait s’est présenté à moi, quand je vous dirai qu’il y a réellement dans le Véda une divinité appelée l’infini, Aditi. Aditi dérive de diti et de la négation a. Diti est un dérivé régulier de la racine (dyati), lier, d’où le participe dita, lié et le substantif diti, « action de lier » et « lien ». Aditi a donc signifié d’abord « qui est sans lien, non enchaîné, non enfermé », d’où : « sans limites, infini, l’Infini. »

    Cette élymologie nous semble très propre à montrer au contraire que l’idée d’infini n’est point primitive, et que, lorsque les Hindous ont pour la première fois invoqué l’aurore sous le nom d’Aditi, ils étaient fort loin de penser au fini ou à l’infini. La nuit était pour eux une prison, le jour la délivrance. On sait qu’ils figuraient les journées sous l’image de vaches lumineuses qui sortent lentement de l’étable nocturne pour s’avancer à travers les prairies du ciel et de la terre. Ces vaches sont dérobées parfois, enfermées dans des cavernes sombres ; l’Aurore elle-même est retenue dans les abîmes du Rita : alors la nuit menace de régner sans fin ; mais les dieux se mettent en quête ; Indra arrive, délivre l’Aurore ; avec son aide on retrouve les vaches mugissantes qui, du fond des cavernes, appellent la liberté. Il nous semble qu’en s’inspirant de ces antiques légendes, il est facile de déterminer le sens primitif d’Aditi ; c’est l’aurore qui, retenue on ne sait où, réussit tout à coup à faire tomber ses liens et, radieuse, apparaît dans le ciel grand ouvert ; délivrée, elle délivre tout, elle brise le cachot dans lequel la nuit avait plongé le monde. Aditi, c’est l’aurore libre et en même temps libératrice. Par extension, ce sera la lumière immortelle et impérissable, que mille puissance ne peut voiler ni cacher plus d’un jour, tandis que Diti signifiera ce qui est mortel, périssable, enchaîné dans les liens de la matière. Il semble que cette étymologie est bien simple, et que de plus elle se trouve confirmée par les légendes auxquelles nous venons de faire allusion ; après l’avoir présentée dans la Revue philosophique (décembre 1879), nous la voyons adoptée par M. Réville, Prolégomènes à l’histoire des religions, 1881,