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l’immortalité dans le naturalisme moniste.

du temps. Nous disons : j’aimais mon père de son vivant ; j’ai beaucoup aimé ma mère ou ma sœur. — Pourquoi ce langage, colle affection mise au passé ? Pourquoi ne pas dire toujours : j’aime mon père, j’aime ma mère ? L’amour ne veut-il pas et ne doit-il pas être un éternel présent ?

Comment dire à une mère qu’il n’y a rien de vraiment et définitivement vivant, de personnel, d’unique dans les grands yeux souriants et pourtant réfléchis de l’enfant qu’elle tient sur ses genoux ; que ce petit être qu’elle rêve bon, grand, en qui elle pressent tout un monde, est un simple accident de l’espèce ? Non, son enfant n’est pas semblable à ceux qui ont vécu, ni à ceux qui vivront : nul aura-t-il jamais ce même regard ? Tous les sourires qui passent successivement sur le visage des générations ne seront jamais un certain sourire qui illumine là, près de moi, le visage aimé. La nature entière n’a pas d’équivalent pour l’individu, qu’elle peut écraser, non remplacer. Ce n’est donc pas sans raison que l’amour refuse de consentir à cette substitution des vivants les uns aux autres qui constitue le mouvement même de la vie ; il ne peut accepter le tourbillonnement éternel de la poussière de l’être : il voudrait fixer la vie, arrêter le monde en sa marche. Et le monde ne s’arrête pas : l’avenir appelle sans cesse les générations, et cette puissante force d’attraction est aussi une force de dissolution. La nature n’engendre qu’avec ce qu’elle tue, et elle ne fait la joie des amours nouveaux qu’avec la douleur des amours brisés.

Cette protestation de l’amour contre la mort, contre la dissolution de l’individu, s’étend même aux êtres inférieurs à l’homme. Un chien, semble-t-il, n’a qu’une valeur vénale, et pourtant pourrai-je jamais racheter celui qui est mort les yeux dans mes yeux, me léchant une dernière fois la main ? Celui-là aussi m’aimait de toutes les forces de son pauvre être inférieur, et il eût voulu me retenir en s’en allant, et moi j’eusse voulu le retenir aussi, ne pas le sentir se fondre sous ma main. Tout être qui aime n’acquiert-il pas un titre à l’immortalité ? Oui, l’idéal de l’affection serait d’immortaliser tous les êtres, et même elle ne s’arrêterait pas là ; le poète qui sent tout ce qu’il y a d’individuel même dans une fleur, même dans le rayon de lumière qui la colore, même dans la goutte d’eau qui la désaltère, voudrait immortaliser la nature entière ; il voudrait l’éternité pour une goutte d’eau diaprée, pour l’arc-en-ciel d’une bulle de savon : est-ce que deux bulles seront