Page:Guyau - L’Irréligion de l’avenir.djvu/490

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
452
l’irréligion de l’avenir.

beauté et passe ; c’est dans le soleil qu’il faudrait aimer le rayon et la fleur. L’amour trop exclusif d’un être déterminé et borné renferme toujours quelque erreur, et c’est pour cela que cet amour est périssable : il nous fait nous arrêter à tel ou tel anneau dans la chaîne infinie des causes et des effets. C’est l’univers en son principe, c’est l’être universel qu’il faudrait aimer, si notre cœur était assez vaste, et cet amour seul, selon Platon, peut être éternel. L’éternité n’est-elle pas la forme même de l’existence dans le monde intelligible, dont le soleil est le Bien et dont les étoiles sont les idées ? Les néo-platoniciens du christianisme, au-dessus du temps et de sa mobilité incessante, ont également rêvé quelque chose d’intemporel et d’immuable, qu’ils ont appelé la « vie éternelle » : Quæ enim videntur, temporalia sunt ; quæ autem non videntur, æterna. Spinoza a reproduit la même conception d’une existence reposant en sa plénitude sous la forme d’éternité, et qui n’exclut pas le développement perpétuel des modes toujours changeants. Kant, par son Noumène, a aussi désigné une existence intelligible, « intemporelle » et transcendante, superposée à l’évolution physique. « Le principe éternel de l’âme, dit à son tour Schelling, n’est pas éternel en ce sens que sa durée n’aurait ni commencement ni fin, mais en ce sens qu’il n’a aucun rapport avec le temps. « Schopenhauer, enfin, admet aussi une volonté intemporelle et éternelle, distincte du vouloir-vivre qui s’attache au cours du temps et à révolution de ses formes. — « Nous reconnaissons volontiers, dit Schopenhauer, que ce qui reste après l’abolition complète du vouloir n’est absolument rien pour ceux qui sont encore plein du vouloir-vivre. Mais pour ceux chez qui la volonté s’est niée, notre monde réel avec ses soleils et sa voie lactée, qu’est-il ? — Rien. » C’est par ces paroles, on le sait, que se termine le livre de Schopenhauer. Nous nous retrouvons ainsi en présence du nirvâna, conçu non plus seulement comme un refuge contre la vie, mais comme un refuge contre la mort même : c’est la notion d’une existence sans lieu et sans temps, pour ainsi dire utopique et uchronique.

Maintenant, cette vie éternelle elle-même, que nous venons de supposer problématiquement, a-t-elle un caractère tout impersonnel, ou laisse-t-elle une place à la personnalité ? — C’est à quoi on ne peut répondre avec certitude, puisque nous ignorons tout autant le fond de l’être individuel que celui de l’être universel, et conséquemment