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le panthéisme pessimiste. — le nirvâna.

mesuré des yeux, et d’avoir bien vu qu’il n’y a rien au fond. Dans la montagne, les meilleurs sentiers sont ceux qu’a tracés le pas lourd et sûr des ânes et des mulets. « Suivez le chemin des ânes », nous disent les guides. Il en va souvent ainsi dans la vie : c’est le gros bon sens des foules qui ouvre la voie ; il faut le suivre bon gré mal gré, et les philosophes eux-mêmes ne s’en trouvent pas plus mal, de suivre le chemin des ânes.

L’absorption dans la substance infinie, le renoncement au vouloir-vivre, la sainteté inactive restera la forme dernière et l’expression la plus achevée de toutes les illusions humaines ; c’est le complet zéro retrouvé sous toutes les quantités plus ou moins négligeables de la vie. Si tout est vanité, rien de plus vain après tout que cette conscience même de la vanité totale, poussée à ses dernières limites ; si l’action est vaine, le repos est plus vain encore, si la vie est vaine, la mort l’est plus encore. La sainteté même ne vaut que par la charité, c’est-à-dire en somme par ce qui relie l’individu à tous les autres, par ce qui le rend de nouveau esclave du désir et du plaisir, — au moins de ceux des autres, sinon des siens propres. Il faut toujours servir quelqu’un, entrer soi-même dans des liens, fût-ce ceux de la chair. Il faut avoir une chaîne, quitte à la soulever, à la porter en avant, à entraîner les autres avec soi. On ne peut pas constituer pour soi-même un but suffisant, un centre d’action et de gravitation ; on ne s’affranchit pas parce qu’on se replie sur soi, qu’on forme ainsi un cercle idéal comme le serpent enroulé, ou qu’on regarde éternellement son « nombril », selon le précepte hindou ; rien ne ressemble plus à la servitude que la liberté immobile et arrêtée en soi. La sainteté trop parfaite des mystiques, des bouddhistes, des pessimistes, est de l’égoïsme subtilisé, et la seule vertu vraiment bonne au monde est la générosité, qui ne craint pas de prendre un point d’appui sur la poussière du sol pour marcher plus sûrement vers autrui.


Nous ne croyons donc pas, avec Schopenhauer et M. de Hartmann, que le panthéisme pessimiste puisse être la religion de l’avenir. On ne persuadera pas à la vie de ne plus vouloir vivre, à la vitesse acquise par le mouvement même de se changer tout à coup en immobilité. Nous l’avons dit ailleurs, c’est une même raison qui rend l’exislence possible et qui la rend désirable : si la somme des peines emportait la balance dans une espèce vivante, cette