Page:Guyau - L’Irréligion de l’avenir.djvu/456

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
418
l’irréligion de l’avenir.

encore le rêve, mais qui n’était pourtant déjà plus la vie réelle, aux contours nettement dessinés et arrêtés. Ce qui en effet donne son relief et son dessin à la vie de chaque jour, ce qui fait époque pour nous dans l’existence, c’est la succession de nos désirs et de nos plaisirs. On n’a pas idée quel vague peut introduire dans l’existence la simple suppression de quelques centaines de repas. Par des coupures analogues dans tous les autres ordres de plaisirs et de désirs sensibles, on en vient à donner à toute sa vie quelque chose d’éthéré qui n’est pas sans charme, quoique sans saveur et sans couleur. Tout l’univers recule par degrés dans une sorte de lointain, car il est composé de choses que vous ne touchez plus d’une main aussi forte, que vous ne tâtez plus aussi grossièrement, et qui en conséquence vous touchent moins, vous laissent plus indifférent ; vous entrez vivant dans ce nuage où les dieux s’enveloppaient parfois, et vous ne sentez plus aussi fermement la terre sous vos pieds. Mais vous vous apercevez bientôt que, pour n’être plus sur la terre ferme, vous n’en êtes pas plus près du ciel ; si vous avez gardé le pouvoir de vous observer exactement vous-même, ce qui vous frappera le plus, c’est l’affaiblissement de votre pensée, précisément alors que vous la croyiez plus dégagée par l’affranchissement de tous les soucis matériels. Ne se reposant plus sur aucune réalité aux contours solides, elle devient par cela même plus incapable d’abstraction : la pensée vit de contrastes, comme tout notre être, et c’est lui donner de la force, loin de lui en ôter, que de la détourner par instants des objets qui semblaient lui être le plus naturels. En voulant purifier trop sa pensée et la sublimiser, on lui ôte sa précision ; la méditation se fond en un rêve, et le rêve peut devenir facilement cette extase où les mystiques se perdent dans l’έν ϰαὶ παν, mais où un esprit habitué à la possession de soi ne peut rester longtemps sans en sentir le vide. Alors une révolte se fait ; on commence à comprendre que la pensée la plus abstraite a encore besoin, pour acquérir ses meilleurs instants de lucidité et d’attention, d’être comme fouettée par le désir. Nous conseillons cette expérience pratique du nirvâna à ceux qui en parlent par ouï-dire, sans avoir jamais pratiqué bien longtemps le renoncement entier, absolu. Le seul danger à craindre, c’est que ce renoncement ne produise trop vite un certain abêtissement ; c’est qu’on ne perde la pleine conscience de soi et qu’on ne soit saisi par le vertige avant de l’avoir bien