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le panthéisme pessimiste. — le nirvâna.

vide et croire néanmoins que ce vide est la plénilude suprême, Πλῄϱωμα, — telle a toujours été une des grandes tentations de l’homme, de même qu’on vient de très loin au bord des grands précipices rien que pour s’y pencher, pour en sentir l’indénnissahle attrait. La notion panthéiste ou moniste du nirvâna échappe à toute critique, précisément parce qu’elle est une unité vide de tout contenu précis. Au point de vue physiologique et naturaliste on ne peut dire qu’une chose, c’est que le nirvâna correspond à cette période de repos et de relâchement qui suit toujours toute période de tension, d’effort. Il faut prendre haleine dans l’éternelle marche en avant qui constitue la vie phénoménale ; il est bon de sentir parfois la lassitude, il est bon aussi de comprendre le peu de prix et la vanité relative de tout ce qu’on a obtenu jusqu’alors ; mais c’est à la condition que cette intelligence de la vanité de notre passé soit un aiguillon nouveau pour l’avenir. S’en tenir à cette lassitude d’être et d’agir, et croire que l’existence la plus profonde est aussi la plus dépouillée, la plus froide, la plus inerte, c’est là une défaillance qui équivaut à une défaite dans la lutte pour la vie. Le nirvâna aboutit en fait à l’anéantissement de l’individu et de la race ; les vaincus de la vie seraient-ils donc précisément les vainqueurs des misères de la vie ?

Il serait curieux de faire l’expérience pratique du nirvâna. Nous connaissons quelqu’un qui a poussé cette expérience des antiques religions aussi loin que le pouvait un esprit européen, aux tendances scientifiques. Pratiquant l’ascétisme jusqu’à renoncer à tout aliment varié, excluant de sa nourriture la viande, — comme le fit M. Spencer pendant quelque temps, — le vin même, tout ragoût, tout excitant du palais, il en vint à diminuer autant qu’on peut le faire ce désir même qui subsiste le dernier dans l’être, le désir des aliments, le frisson et l’éveil de tout être affamé à la vue d’un mets appétissant, l’attente agréable du repas, — ce moment qui, a-t-on dit, constitue pour tant de gens l’avenir de la journée. Notre expérimentateur avait remplacé les longs repas par l’ingestion de quelques tasses de lait non assaisonné. Ayant ainsi effacé en lui presque toutes les jouissances du goût et des sens les plus grossiers, ayant renoncé à l’action, au moins en ce qu’elle a de matériel, il chercha un dédommagement dans les jouissances de la méditation abstraite ou de la contemplation esthétique. Il entra dans une période qui n’était pas