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l’irréligion de l’avenir.

involontaire ou volontaire. Si les poètes ont parfois souhaité d’oublier leurs sensations passées trop douloureuses et la partie la plus concrète de leur vie, il n’est pas un vrai savant qui ait jamais exprimé le désir d’oublier ce qu’il savait, de faire le vide dans son intelligence, de rejeter cette science humaine si lentement acquise, — à moins que ce ne fût pour le plaisir raffiné de la rapprendre de nouveau, de refaire à soi seul le travail des générations. Sous tous les désirs humains, encore une fois, existe toujours cette « soif de vérité » qui est un des éléments essentiels du sentiment religieux ; et tous les autres désirs pourraient être fatigués ou rassasiés, que celui-là subsisterait encore : on peut être las même de la vie sans être las de la science. Celui qui a été le plus durement blessé par l’existence peut encore l’accepter pour cette clarté de l’intelligence qu’elle lui apporte même au prix de la douleur, comme le soldat dont les paupières ont été brûlées dans la bataille les soulève pourtant, déchirées et palpitantes, pour laisser passer un rayon de lumière, et pour suivre de l’œil le combat qui se continue autour de lui.

En somme, l’analyse de la sensibilité, sur laquelle s’appuie surtout le pessimisme, est superficielle par bien des côtés. Le mot même de pessimisme est inexact, car il n’y a rien au monde de pire, de pejus ou de pessimum ; seulement il y a du mauvais, il faut le reconnaître : cette reconnaissance est à la fois la conséquence et la condition de tout progrès, de tout pouvoir conscient et de tout savoir.

Plus contestables encore sont les règles pratiques que le pessimisme prétend tirer de ses principes pour la direction de la volonté. Étant donnée la misère de l’existence, on sait en effet le remède qu’il nous propose, le nouveau « salut religieux » que les bouddhistes modernes prétendent apporter au monde. Cette nouveauté, plus vieille que Çakia-Mouni lui-même, est une des plus antiques idées orientales ; elle séduit aujourd’hui les occidentaux, après les avoir attirés plus d’une fois (car on pourrait en retrouver la trace chez les néo-platoniciens et les mystiques chrétiens). C’est la conception du nirvâna. Couper tous les liens qui nous attachent au monde extérieur, élaguer toutes les jeunes pousses des désirs nouveaux, et croire qu’élaguer ainsi, c’est délivrer ; pratiquer une sorte de complète circoncision intérieure, se replier sur soi et croire qu’on pénètre alors dans l’intimité du Tout (les mystiques disaient de Dieu) ; ouvrir au fond de soi un abîme, sentir le vertige du