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l’irréligion de l’avenir.

tort de le contester, a quelque chose d’universel ; la conscience des limites de la puissance humaine ne peut manquer de s’accroître, comme la conscience de l’ignorance humaine, par les progrès mêmes de notre science et de notre pouvoir. Le pessimisme n’est donc pas pure folie, pure vanité ; ou, s’il est folie, cette folie est naturelle ; elle se rencontre parfois transitoirement dans certains efforts aveugles de la nature même. À certaines heures, la nature paraît insensée, paraît vouloir des folies, quoique la force de la logique, identique au fond à la force des choses, ait toujours en elle le dernier mot comme elle doit l’avoir aussi, sans doute, dans l’esprit humain.

En résumé, dans ce siècle de crise, de ruine religieuse, morale, sociale, de réflexion et d’analyse dissolvante, les raisons de souffrir abondent et finissent par sembler des motifs de désespérer. Chaque progrès nouveau de l’intelligence ou de la sensibilité, nous l’avons vu, paraît créer des douleurs nouvelles. Le désir de savoir surtout, le plus dangereux peut-être de tous les désirs humains parce que c’est celui dont l’objet est le plus réellement infini, devient aujourd’hui insatiable, s’attache non seulement à des individus isolés, mais à des peuples entiers ; c’est lui qui est avant tout le « mal du siècle ». Ce mal du siècle, grandissant toujours, devient pour le philosophe le mal même de l’humanité : c’est dans le cerveau de l’homme qu’il a son siège, c’est de la tête que l’humanité souffre. Comme nous sommes loin de cette naïveté des peuples primitifs qui, si on leur demande où est le siège de la pensée, montrent au hasard le ventre ou la poitrine ! Nous, nous savons bien que c’est avec la tête que nous pensons, car c’est de là que nous souffrons, c’est là que nous hante le tourment de l’inconnu, c’est là que nous portons la blessure sacrée de l’idéal, c’est là que nous nous sentons poursuivis et sans cesse ressaisis par la pensée ailée et dévorante. Parfois, dans les montagnes de la Tartarie, on voit passer un animal étrange fuyant à perdre haleine sous le brouillard du matin. Il a les grands yeux d’une antilope, des yeux démesurés éperdus d’angoisse, mais, tandis qu’il galope et de son pied frappe le sol tremblant comme son cœur, on voit s’agiter des deux côtés de sa tête deux ailes immenses qui semblent le soulever dans chacun de leurs battements. Il s’enfonce dans les sinuosités des vallées, laissant des traces rouges sur les rochers durs ; tout d’un coup il tombe : alors on voit les deux ailes