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l’irréligion de l’avenir.

ressorts et le fond de ses sentiments. Quelle intime contradiction que d’être assez philosophe ou assez poète pour se créer un monde à soi, pour embellir et illuminer toute réalité, et d’avoir cependant l’esprit d’analyse trop développé pour être le jouet de sa propre pensée ! On bâtit d’aériens châteaux de cartes, et ensuite on souffle soi-même dessus. On est sans pitié pour son propre cœur, et on se demande parfois s’il ne vaudrait pas mieux ne point en avoir. Je suis trop transparent pour moi-même, je vois tous les ressorts cachés qui me font agir, et cela ajoute une souffrance à toutes les autres. Je n’ai pas assez de foi ni en la réalité objective ni en la rationalité de mes joies mêmes pour qu’elles puissent atteindre leur maximum.

En même temps que l’intelligence devient plus pénétrante et plus réfléchie par le progrès des connaissances de toute sorte, la sensibilité plus délicate s’exalte. La sympathie même, selon les pessimistes, ne peut devenir qu’un instrument de douleur en nous faisant souffrir davantage des souffrances d’autrui. Le retentissement en nous des peines humaines, toujours croissant par l’effet d’une sociabilité croissante, semble proportionnellement plus grand que celui des joies humaines. Les préoccupations sociales elles-mêmes, qui vont augmentant à notre époque, sont si loin d’être satisfaites, que les pessimistes se demandent si elles le seront jamais et si l’humanité, de plus en plus nombreuse dans le combat pour vivre, ne sera pas à la fois de plus en plus misérable et de plus en plus consciente de sa misère.

Enfin, une dernière cause du pessimisme est la dépression de la volonté qui accompagne l’exaltation même de l’intelligence et de la sensibilité. Le pessimisme est en quelque sorte la suggestion métaphysique engendrée par l’impuissance physique et morale. Toute conscience d’une impuissance produit une mésestime non seulement de soi, mais des choses mêmes, mésestime qui, chez certains esprits spéculatifs, ne peut manquer de se transformer en formules à priori. On dit que la souffrance aigrit, ; la chose est plus vraie encore de l’impuissance. C’est ce que viennent de confirmer de récentes observations psycho-physiologiques[1]. Chez les aliénés comme chez les hypnotiques, les périodes de satisfaction et d’optimisme, qui sont aussi celles de bienveillance et d’aménité, coïncident avec une augmentation de puissance motrice mesurable au dynamo-

  1. M. Ch. Féré, Revue philosophique, juillet 1886.