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l’association des volontés.

présenté un jour l’argument suivant, exprimé sous une forme vive et anecdotique. Baudelaire, dit-on, vers les derniers temps de sa vie intellectuelle, avait tracé le canevas d’un grand drame destiné à étonner les partisans de la morale « bourgeoise ». Le héros de ce drame, dépouillant tous les préjugés vulgaires, commettait l’un après l’autre, et avec un égal succès, les forfaits réputés les plus épouvantables, tuait son père, déshonorait son frère, violait sa sœur et sa mère, trahissait son pays ; enfin, son œuvre accomplie, en possession de la fortune et de l’estime publique, on le voyait, retiré dans quelque beau site sous un doux climat, s’écrier le plus tranquillement du monde : « Maintenant jouissons en paix du fruit de nos crimes. » — Quelle réponse, me disait-on, ferez-vous à cet homme et à ceux qui seraient tentés de l’imiter, si vous n’avez pas les menaces de la religion et la perspective des peines futures ? comment troublerez-vous les jouissances que le criminel se promet ?

Recherchons d’abord quelles peuvent être ces jouissances si désirables. Le héros de Baudelaire est naturellement incapable d’éprouver les plaisirs de la famille et du foyer : pour qui a tué son père, avoir un fils n’offre rien de bien désirable. Il est incapable également d’éprouver l’amour de la science pour la science, car l’homme qui aurait pu aimer la science pour elle-même y aurait trouvé assez d’apaisement pour perdre toute chance de devenir un grand criminel. Goûtera-t-il de bien vives jouissances esthétiques ? La délicatesse morale et la délicatesse esthétique se touchent en général d’assez près : il est peu probable que l’être incapable de remords, et à qui échappent ainsi toutes les nuances de la vie morale, soit apte à saisir les nuances du beau, à éprouver dans toutes ses variétés et ses vivacités l’émotion esthétique[1]. La capacité d’une sincère admiration pour le beau correspond toujours à la possibilité de fortes répulsions pour le laid, et la répulsion pour le laid ne va guère sans une répulsion semblable pour la laideur morale. Il est vrai que Byron a inventé des héros sataniques accomplissant les crimes les plus noirs sans rien perdre de leur élégance, de leurs belles façons, de leur haute éducation de grands seigneurs ; mais de tels héros, en supposant qu’ils puissent exister dans la réalité, sont extrêmement malheureux ; ils

  1. Voir nos Problèmes de l’esthétique contemporaine, 1re  partie.