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l’irréligion de l’avenir.

suffisance de l’idée maîtresse qui le domine et la nécessité pour l’esprit humain de dépasser cette idée. Systématiser, en effet, c’est, en tirant d’un groupe d’idées tout ce qu’elles contiennent, montrer ce qu’on n’en peut faire sortir, montrer qu’elles ne peuvent être adéquates à la pensée tout entière. Construire, c’est prouver le poids même des pierres dont on se sert, l’impossibilité de les soulever jusqu’au ciel. Il faut construire des systèmes pour un certain nombre d’années, comme l’architecte construit pour trois ou quatre siècles quelque admirable édifice ; puis on peut soi-même, l’œuvre accomplie, marquer les points par où elle craquera d’abord, les colonnes qui céderont les premières, le commencement de l’écroulement final. Toute chute rationnelle force à la résignation, donne dans une certaine mesure la consolation. Ce qui est utile est nécessairement transitoire, car l’utilité se déplace ; c’est ainsi que l’utilité d’un système est la démonstration même de son caractère mortel. Ανάγϰη στηναι, dit le dogme ; Ανάγϰη μὴ στηναι, dit le philosophe. Les systèmes meurent, et à plus forte raison les dogmes ; ce qui reste, ce sont les sentiments et les idées. Tous les arrangements se dérangent, toutes les délimitations et toutes les définitions se brisent un jour ou l’autre, toutes les constructions tombent en poussière ; ce qui est éternel, c’est cette poussière même des doctrines, toujours prête à rentrer dans un moule nouveau, dans une forme provisoire, toujours vivante et qui, loin de recevoir la vie de ces formes fugitives où elle passe, la leur donne. Les pensées humaines vivent non par leurs contours, mais par leur fond. Pour les comprendre il faut les saisir non dans leur immobilité, au sein d’un système particulier, mais dans leur mouvement, à travers la succession des doctrines les plus diverses.

Ainsi que la spéculation même et l’hypothèse, le sentiment philosophique et métaphysique qui y correspond est éternel, mais il est aussi éternellement changeant. Anotre époque, il est déjà bien loin de la « certitude intime » du dogme, de la foi confiante et reposée. Si l’indépendance de l’esprit et la libre spéculation ont leur douceur, leur attrait, leur ivresse même, elles ont aussi leur trouble et leur inquiétude. Il faut se résoudre aujourd’hui à souffrir davantage par notre pensée, comme d’ailleurs nous jouissons davantage par elle ; car la vie de l’esprit, comme celle du corps, est faite d’une balance entre, la peine et le plaisir. La haule émotion métaphysique, comme la haute