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substitution des hypothèses aux dogmes.

croissante que uous éprouvons pour la complexité de ses phénomènes, pour la solidarité qui existe entre eux, pour la vie latente ou active qui anime toutes choses. La science ne nous montre point un univers qui travaillerait spontanément à la réalisation de ce que nous appelons le bien : pour réaliser ce bien, c’est nous qui devrons plier le monde à notre volonté. Il s’agit de rendre esclaves ces dieux que nous avons commencé par adorer ; il s’agit de substituer au « règne de Dieu » le règne de l’homme.

La prétendue conciliation de la science et de la religion ne se fait donc, chez Spencer, qu’à la faveur de l’ambiguïté des termes. Les partisans des religions n’en ont pas moins recueilli précieusement ces apparentes concessions pour en faire un argument en faveur de la perpétuité des dogmes. « Comment les dogmes finissent », Jouffroy nous l’avait dit ; récemment, un de ses successeurs à la Sorbonne essayait de montrer « comment les dogmes renaissent », et il s’appuyait, suivant l’exemple de Spencer, sur le sens ambigu des mots. Ces « dogmes », ce sont pour M. Caro les principaux points de doctrine du spiritualisme traditionnel — comme si on pouvait donner le nom de dogmes à des hvpothèses philosophiques, fût-ce même à des hypothèses éternelles ! Il ne s’agit d’ailleurs que de s’entendre ; si on appelle dogmes les problèmes toujours renaissants avec leurs solutions toujours hypothétiques, alors les dogmes renaissent et renaîtront toujours : multa renascentur quæ jam cecidere, cadentque… Mais si on raisonne, comme le doit un philosophe, sur des termes d’un sens précis, comment appeler dogmes les libres constructions de la métaphysique ? Voici Heraclite l’évolutionniste, voici Platon le contemplateur des idées, puis vient Aristote suspendant sa pensée à la pensée de la pensée ; Descartes qui cherche dans le doute le fondement d’une vérité plus inébranlable, Leibniz s’efforçant de se faire le miroir de l’univers, Spinoza perdu dans la substance infinie, Kant faisant tourner le monde autour de la pensée et la pensée autour de la loi morale ; où sont les dogmes, dans ces grands poèmes de la métaphysique ? Non, ce ne sont pas là des dogmes, mais des systèmes marqués de l’individualité du génie, quoique renfermant en eux quelque chose de l’éternelle philosophie, de la perennis-philosophia de Leibniz. Chaque système, comme tel, est précisément un moyen de démontrer in-