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substitution du doute à la foi.

faut revenir au libre examen, à tous les scrupules, à toutes les précautions de la science. Kant a renversé violemment l’ordre des choses quand il a fait prédominer en morale la foi sur le raisonnement, prédominer la raison pratique, dont les commandements peuvent n’être que l’entraînement d’une habitude acquise, sur la raison vraiment critique et scientifique. Sa philosophie morale consiste à ériger le parti pris en règle, tandis qu’au contraire on ne doit prendre un parti qu’en dernière analyse, se demander toujours si le parti choisi était bien le meilleur, enfin, autant que possible, n’accorder aux diverses représentations de notre pensée qu’une puissance pratique exactement proportionnelle à leur probabilité dans l’état actuel de notre savoir. Les alternatives n’existent pas en dehors de nous : elles n’existent pas pour celui qui sait ; l’idéal moral n’est pas de les multiplier, de faire du saut périlleux la démarche habituelle de la pensée. Il n’y a pas de commandement catégorique ni de credo religieux pour le voyageur perdu sous des cieux inconnus, et ce n’est pas la foi qui le sauvera, mais l’action constamment contrôlée par l’esprit de doute et de critique.

Le doute n’est pas, au fond, aussi opposé qu’on pourrait le croire au sentiment religieux le plus élevé : c’est une évolution de ce sentiment même. Le doute, en effet, n’est que la conscience que notre pensée n’est pas l’absolu et ne peut le saisir, ni directement, ni indirectement ; à ce point de vue, le doute est le plus religieux des actes de la pensée humaine. L’athéisme même est souvent moins irréligieux que l’affirmation du dieu imparfait et contradictoire des religions. Douter de Dieu est encore une forme du sentiment du divin. D’ailleurs, la constante recherche que le doute provoque n’exclut pas nécessairement l’autel élevé au « dieu inconnu, » mais elle exclut toute religion déterminée, tout autel qui porte un nom, tout culte qui a ses rites. Dans les cimetières du Tyrol, chaque tombe porte un petit bénitier de marbre que remplit l’eau du ciel et où viennent boire les hirondelles du clocher : plus sacrée et plus bénie cent fois est cette eau claire venue d’en haut que celle qui dort inutile dans le noir bénitier de l’église et sur laquelle a passé la main du prêtre. Pourquoi la religion met-elle pour ainsi dire sous le séquestre, pourquoi retire-t-elle de la circulation éternelle tout ce qu’elle touche, même une goutte d’eau ? Cela seul est vraiment sacré qui est consacré à tous, qui passe de main en main, qui sert sans cesse, qui s’use même et se perd dans le service