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l’irréligion de l’avenir.

nettement défini, vous voilà rangé aussitôt au nombre des sceptiques. Pourtant, rien de plas éloigné du scepticisme superficiel qu’un esprit synthétique qui, précisément parce qu’il embrasse un horizon assez large, refuse de se cantonner dans un point de vue étroit, dans une clairière de cent pieds carrés ou dans un petit vallon entre deux montagnes. Vous n’êtes pas assez dogmatique, dit-on parfois au philosophe ; à quel système appartenez-vous ? dans quelle classe des insectes pensants faut-il vous ranger ? sur quel carton de notre collection faut-il vous piquer de compagnie ? Un lecteur éprouvera toujours le besoin d’interroger un auteur au moyen d’un certain nombre de formules convenues : — Que pensez-vous sur tel problème, sur tel autre ? Vous n’êtes pas spiritualistc, vous êtes donc matérialiste ? Vous n’êtes pas optimiste, alors vous êtes pessimiste ? Il faut répondre par un oui ou un non tout court, comme dans les plébiscites. — Eh ! ce que je pense a peu d’importance, même pour moi, mon point de vue n’est pas le centre de la cité intellectuelle. Ce que je cherche à connaître, à deviner en moi comme en vous-même, c’est la pensée humaine dans ce qu’elle a de plus complexe, de plus varié, de plus ouvert. Si je m’examine moi-même, ce n’est pas en tant que je suis moi, mais en tant que je trouve en moi quelque chose de commun avec tous les hommes ; si je regarde ma bulle de savon, c’est pour y découvrir un rayon du soleil ; c’est pour en sortir et non pour y borner ma vue. D’ailleurs ceux-là seuls ont des idées absolument fixes, tranchées et satisfaites de leurs propres limites, qui précisément n’ont pas d’idées personnelles. Révélation, intuition, religion, en général affirmation catégorique et exclusive, telles sont les notions ennemies de la pensée moderne, qui ne peut se concevoir elle-même que comme toujours progressive et toujours élargie. Il y a deux sortes d’hommes, les uns qui s’en tiennent toujours à la surface des choses, les autres qui cherchent le fond ; il y a les esprits superficiels et les esprits sérieux. En France, presque tous les hommes que nous désignons sous le nom de sceptiques ou de blasés sont simplement des superficiels tâchant de se donner un air profond. Ce sont aussi, souvent, des épicuriens pratiques. Il y aura à jamais des gens prêts à dire comme certain héros de Balzac : Trouver toujours bon feu, bonne table, n’avoir rien à chercher ici-bas, voilà l’existence ! L’attente du vivre et du couvert est le seul avenir de la journée. Et il y en