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l’irréligion de l’avenir.

social réalisé dans certaines contrées de l’Orient, converties au bouddhisme, où la population est si douce que des années se passent sans qu’un homicide soit signalé ; et cependant ces contrées ne nous paraissent nullement réaliser notre idéal. Faut-il qu’à cette sorte de moralité moyenne s’ajoute une satisfaction moyenne des principaux désirs humains, l’aisance économique, le bonheur pratique à la portée de tous ? Cela encore ne nous suffit pas, car nous voyons sans trop d’envie ce bonheur villageois réalisé dans de petits coins de la Suisse, du Portugal, dans des pays privilégiés comme Costa-Rica, où la misère est presque inconnue. Que nous faut-il donc ? Les artistes rêvent une vie vouée tout entière à l’art, au beau, ennemie de la vertu terre à terre et pratique ; cet idéal a été réalisé à la Renaissance : on y a vu une éclosion extraordinaire de tous les instincts esthétiques coïncidant avec une assez grande dépravation morale, et nous ne désirons nullement revenir à cette époque. Est-ce donc le règne de la science qui est l’idéal moderne ? Nous aurions alors une société de Fausts blasés, qui ne serait peut-être pas beaucoup plus enviable que tous les autres types sociaux. Non, un idéal social complet ne peut consister ni dans la moralité nue, ni dans le simple bien-être économique, ni dans l’art seul, ni dans la science seule : il faut tout cela réuni, et l’idéal le plus haut sera le plus large, le plus universel. Idéal, c’est progrès, elle progrès ne peut pas se faire dans une seule direction à la fois : qui n’avance que sur un point ne tarde pas à reculer. La lumière ne triomphe que par rayonnement, en envahissant l’ombre dans tous les sens à la fois. Aussi ne pourrait-on démontrer l’excellence d’une religion en prouvant qu’elle favorise l’essor de l’activité humaine dans une direction unique, par exemple celle de la moralité ou de l’art. Moraliser l’homme, comme a pu le faire le christianisme ou le bouddhisme, ce n’est pas encore tout ; exciter son imagination esthétique, comme le faisait le paganisme, ce n’est pas tout non plus. Il faut pousser en avant non une des facultés humaines, mais l’homme tout entier ; et une seule religion en est incapable. Il faut que chacun de nous se fasse la sienne. Il n’est point mauvais que celui qui veut se composer une vie semblable à celle du prêtre soit chrétien et même quaker ; il n’est point mauvais que l’artiste soit païen. Ce qui est certain, c’est que pas une des divinilés créées successivement par l’esprit humain ne peut lui suf-