Page:Guyau - L’Irréligion de l’avenir.djvu/350

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
312
l’irréligion de l’avenir.

courants d’idées établies, de ne pas contracter du premier coup des habitudes invincibles de pensée, de ne pas avoir en quelque sorte l’intelligence ritualiste. Si tel est un des grands signes de supériorité chez l’individu, il en sera de même chez les peuples. Le progrès dans l’humanité se marque par le degré où est arrivée la faculté de dissociation. Alors l’instinct du nouveau n’est plus contrebalancé par l’instinct du rite ; la curiosité peut être poussée jusqu’au bout sans avoir ce caractère de bouleversement et d’impiété novatrice qu’elle présente aux yeux des peuples primitifs. L’importance du rite dans la vie matérielle et religieuse d’un peuple indique la part prédominante, chez ce peuple, des associations inconscientes et obscures ; son cerveau est comme pris et enveloppé dans un réseau de fils opaques enchevêtrés, tissu impénétrable à la lumière et à la conscience. Au contraire le progrès de la conscience et de la réflexion, qui se manifeste chez les peuples modernes, est accompagné de l’affaiblissement graduel des coutumes établies, des habitudes inconscientes, de la discipline redoutable du fait acquis. Il y a là souvent un certain danger au point de vue pratique, parce que la réflexion, déjà assez forte pour dissoudre l’habitude, ne l’est pas toujours assez pour combattre la passion du moment : sa puissance intellectuelle de dissociation n’est pas encore égale à sa force morale de domination et de direction. Mais quels que soient, au point de vue moral ou social, les inconvénients de ces progrès de la réflexion, il reste certain que, au point de vue religieux, ils amèneront tôt ou tard la disparition du caractère sacré des rites, des cérémonies religieuses, de tout le côté mécanique du culte. Dans l’entourage des dieux comme dans celui des rois, l’étiquette est destinée à disparaître. Tout ce qui est un office cessera d’être un devoir, et le rôle du prêtre en sera gravement altéré. L’idéal lointain vers lequel nous marchons serait même la disparition du prêtre, qui est comme le rite personnifié et dont le dieu aujourd’hui vieilli, ne demeurant plus guère que par la puissance énorme du fait, n’est sous certains rapports que la déification de l’habitude. Vainement des hommes qui croient encore avoir une religion, — des pasteurs allemands, anglais ou américains, des déistes hindous, — font les plus grands efforts pour se débarrasser de la révélation et du dogme, pour réduire leur foi à des croyances personnelles et progressives, mais accompagnées encore d’un rituel. Ce rituel n’est qu’une