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l’irréligion de l’avenir.

la déclarer naturelle et humaine, qui se laissent emporter trop loin par elle et ne peuvent plus rester maîtres d’eux-mêmes, ceux-là sont définitivement classés parmi les aliénés ; les prophètes trop dupes d’eux-mêmes sont mis à Charenton. Nous faisons ainsi des distinctions qu’on ne pouvait pas faire autrefois et que ne pouvaient faire eux-mêmes les grands promoteurs d’idées religieuses : ils étaient soulevés par le mouvement qu’ils provoquaient, divinisés par le dieu qu’ils apportaient aux hommes. Le génie est susceptible de s’instruire comme la sottise ; il porte aujourd’hui comme elle la marque des connaissances nouvelles acquises par l’humanité. On peut prévoir un temps et ce temps est probablement déjà venu pour l’Europe, où les prophètes mêmes, les apôtres et les messies manqueront aux hommes. C’est une grande profession qui meurt. « Qui de nous, qui de nous va devenir un dieu ? » — Non seulement personne ne le peut plus, mais personne ne le veut : la science a tué le surnaturel jusque dans notre conscience même, jusque dans nos extases les plus intérieures ; nos visions ne peuvent plus être pour nous des apparitions, mais de simples hallucinations, et le jour où elles seraient assez fortes pour nous tromper nous-mêmes, nous dedendrions impuissants à tromper autrui, notre folie éclaterait et souvent même serait justiciable des lois humaines. Entre l’homme de génie et le fou il n’y a plus ce moyen terme, l’homme inspiré, le révélateur, le messie, le dieu.

Ajoutons que le milieu favorable à l’action des hommes inspirés manque aujourd’hui et manquera de plus en plus. L’intensité des phénomènes d’émotion religieuse chez un peuple, intensité qui va parfois jusqu’au fanatisme, tient beaucoup à son ignorance même et au niveau où se traîne sa vie ordinaire. Lorsque tout d’un coup les problèmes de l’origine, de la destinée, du pourquoi des choses, viennent se dresser devant son intelligence, il éprouve des terreurs profondes, des extases, un tressaillement de toute sa sensibilité, qui tient à ce que l’état philosophique et métaphysique vers lequel il se trouve entraîné constitue en lui une véritable révolution. Lorsque le niveau intellectuel moyen de la vie se sera élevé, l’émotion métaphysique perdra ce qu’elle a de troublant et de révolutionnaire, précisément parce qu’elle aura pénétré d’une manière régulière l’étendue de l’existence humaine. Des jouissances plus calmes et d’un ordre plus haut se répandront alors sur toute la vie au lieu de s’abattre sur un court instant de sa