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dissolution des religions.

trésor, convoité souvent par plusieurs. Ce sentiment, qui se confond avec une conscience obscure de la sexualité, était nécessaire à la femme pour arriver, sans se donner, jusqu’au complet développement de son organisme. L’impudeur précoce ne peut guère, en effet, ne pas être accompagnée de quelque arrêt dans la croissance. Elle produirait facilement aussi une infécondité relative. La pudeur est ainsi une garantie pour l’espèce, un de ces sentiments que la sélection naturelle a dû conserver et accroître. Elle est en outre une condition de la sélection sexuelle : si la femme se donnait sans discernement à tous, l’espèce en souffrirait. Heureusement le désir rencontre chez elle cet obstacle, la pudeur, et il ne peut la vaincre qu’à condition d’être attiré fortement par quelque qualité notable dans l’objet désiré, qualité qui sera ensuite transmissible à l’espèce. Au point de vue de la sélection sexuelle, il y a aussi beaucoup de coquetterie dans la pudeur, une coquetterie oublieuse de son but, inconsciente, et qui prend parfois pour un devoir ce qui n’est qu’un manège. La coquetterie, cet art des refus provisoires et des fuites qui attirent, n’a pas pu ne pas se développer à un haut point chez les êtres supérieurs, car elle est un puissant moyen de séduction et de sélection. La pudeur s’est développée de même et n’est encore parfois qu’un moment fugitif dans l’éternelle coquetterie féminine. La coquetterie naît la première chez la jeune fille, trop ignorante pour être vraiment pudique, mais trop femme pour ne pas aimer déjà à attirer en se retirant ; d’autre part elle reste la dernière pudeur des femmes qui n’en ont plus. Enfin, la pudeur est aussi composée pour une notable partie d’un sentiment de crainte fort utile à la conservation de la race. Chez les espèces animales, la femelle a toujours été quelque peu en danger auprès du mâle généralement plus fort : l’amour était non seulement une crise, mais un risque ; il fallait donc adoucir l’amoureux avant de se livrer à lui, le séduire avant de le satisfaire. Même dans la race humaine, aux temps primitifs, la femme n’avait pas toujours lieu d’être rassurée près de l’homme. La pudeur est une sorte d’amour expectant, nécessaire dans l’état de guerre primitif, une épreuve, une période d’étude mutuelle. Lucrèce a remarqué que les enfants avaient contribué, par leur faiblesse même et leur fragilité, à l’adoucissement des mœurs humaines ; la même remarque s’applique aux femmes, à ce sentiment de leur propre fragilité qu’elles