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la religion et l’irréligion chez l’enfant.

recula devant un bouleversement de toute cette existence : tel un chirureien dont la main paternelle tremblerait devant une opération à faire sur un corps que l’amour a rendu sacré pour lui ; tel un oculiste qui se demanderait si la lumière vaut certaines douleurs infligées à des yeux chéris. L’opérateur intellectuel n’a même pas la ressource du chloroforme pour endormir ceux qu’il délivre : c’est dans la pleine conscience, avivée encore par l’attention et la réflexion, qu’il doit déchirer leurs cœurs. Mieux vaut donc la médication abortive ou préventive que la médecine expectante, qui laisse se développer le mal pour le traiter ensuite. Le bon éducateur, comme le bon médecin, se reconnaît à ce qu’il sait éviter les opérations. C’est donc un mauvais calcul que de laisser l’enfant se bercer des légendes de la religion, vivantes encore autour de lui, sous prétexte qu’il s’en débarrassera quand il aura grandi. Oui, il s’en débarrassera, mais non sans regret ni sans effort ; assez souvent même cet effort donne un élan trop grand : on passe le but ; de trop de croyance, on arrive à l’indifférence sceptique, et on en souffre. La richesse en biens paradisiaques, c’est une richesse en assignats ; il est dur de le comprendre un jour, mieux vaut être toujours pauvre. On peut de bonne heure accoutumer l’enfant à l’idée de l’infini : il s’y fait comme il se fait à l’idée des antipodes, de l’absence de haut et de bas dans l’univers. La première pensée de celui à qui on révèle la sphéricité de la terre est une pensée de frayeur, l’inquiétude du vide, la crainte de s’abîmer dans l’espace ouvert. C’est la même crainte naïve qu’on retrouve encore souvent en approfondissant le sentiment religieux de certaines personnes. L’obstacle qu’on rencontre alors tient à des associations d’idées factices, qu’il dépend de l’éducation de former ou d’empêcher. Le poisson né dans son bocal de verre s’y accoutume, comme les anciens s’étaient accoutumés à la voûte de cristal qui fermait leurs cieux ; il serait dépaysé dans l’Océan. L’oiseau élevé en cage meurt le plus souvent si on le rend brusquement à la liberté. Il faut pour toute chose une période de transition, et la liberté des espaces intellectuels est comme celle des eaux ou des airs. L’humanité sans religion aura besoin d’une éducation sans religion, et cette éducation lui épargnera bien des souffrances par lesquelles passent ceux qui sont forcés de s’affranchir eux-mêmes, de briser de leurs mains leurs propres liens. Un fils de bûcheron n’éprouve aucun sentiment de frayeur