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dissolution des religions.

multipliez le châtiment, vous multipliez ce charme âcre du fruit défendu. C’est là une des explications de ce fait que, si un dévot est immoral, il l’est infiniment plus qu’un sceptique : il aura dans l’organisation de la jouissance des raffinements monstrueux, analogues à ceux qu’il prête à son Dieu dans l’organisation du châtiment ; d’autre part sa vertu étant faite en grande partie de crainte, a elle-même pour fond une certaine immoralité. Avec les époques de développement scientifique disparaît cette sorte de prix mystique et diabolique accordé au plaisir. Le savant connaît les causes de la jouissance, elles rentrent pour lui dans l’enchevêtrement général des causes et des effets ; c’est un effet désirable dans une certaine mesure, mais en tant qu’il n’exclut pas tel ou tel autre effet également désirable. Le plaisir des sens prend ainsi son rang légitime dans l’échelle des fins. C’est chez l’homme intelligent et d’esprit large que le désir peut trouver son antagoniste naturel, son seul adversaire tout-puissant : le dédain.

En somme, Ismaël peut fort bien, indépendamment de Jéhovah, se fixer des lois de conduite ; « la justice est le salut», disait le peuple hébreu ; mais la science est aussi le salut, et c’est aussi la justice, une justice souvent plus juste et plus sûre que l’autre. Si Ismaël s’égare parfois dans le désert, perd sa route et tombe, il sait aussi se relever, il sait trouver dans son propre cœur assez de force pour se passer du Jéhovah qui l’a laissé seul dans l’espace infini, sans même envoyer à son secours l’ange dont parle la Bible. Si la France, comme le dit M. Arnold, a eu le mérite de formuler l’évangile nouveau d’Ismaël, cet évangile profondément humain survivra sans doute à l’autre, car il n’y a souvent rien de plus proisoire, de plus passager, de plus fragile que ce que les hommes ont décoré du nom de divin. Pour trouver l’éternel, le plus sûr est encore de s’en tenir à ce que l’humanité a de meilleur et de plus universel. Mais l’évangile des droits de l’homme, objecte M. Arnold, n’est que l’idéal de l’homme sensuel moyen. — Nous nous demandons ce que vient faire ici le mot sensuel, et ce qu’il y a de sensuel à ne pas vouloir sacrifier autrui, ni être sacrifié par autrui. Comme si le droit était une affaire de sensualité ! M. Arnold oublie que le droit même implique toujours, dans une certaine mesure, « le sacrifice. » Seulement, ce n’est pas le sacrifice disproportionné de tous pour un ou pour quelques-uns, — sacrifice stérile, dépense vaine de force ; c’est le sacrifice