Page:Guyau - L’Irréligion de l’avenir.djvu/244

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
206
dissolution des religions.

bli, c’était en invoquant une autre religion : il fallait un dieu nouveau pour combattre l’ancien ; sans Jésus ou quelque autre divinité inconnue, Jupiter trônerait encore dans l’Olympe. Aussi le résultat de ces révolutions religieuses était-il facile à prévoir : au bout d’un certain nombre d’années l’un des deux cultes adverses finissait par l’emporter, par s’installer partout, et ses prêtres nouveaux reproduisaient à peu de chose près l’intolérance de leurs prédécesseurs. La révolution avait « abouti », c’est-à-dire qu’elle était finie, que tout était rentré dans l’ordre, que tout était revenu à peu près dans le même état. On avait poursuivi un but bien déterminé et pas trop lointain, on l’avait atteint ; cela formait un petit chapitre de l’histoire universelle, après lequel on pouvait mettre un point et dire : c’est tout. Ce qui, dans la Révolution française, fait précisément le désespoir de l’historien, c’est l’impossibilité où il se trouve de dire : c’est tout, c’est fini. Le grand ébranlement dure encore et se propage aux générations futures. — « La Révolution française, répète-t-on, n’a pas abouti ; « mais c’est peut-être qu’elle n’a pas avorté. Au fond, elle est encore à son début : si on ne peut savoir où nous allons, on peut affirmer hardiment que nous allons quelque part. C’est précisément l’incertitude et le lointain du but qui font la noblesse de certains efforts ; il faut se résigner à ne pas toujours très bien savoir ce qu’on veut quand on veut quelque chose de très grand. Il faut de plus se résigner à être mécontent de tout ce qui vous est donné et qui ne remplit pas l’idéal fuyant que vous poursuiviez. N’être jamais satisfait, voilà une chose inconnue à bien des peuples. Il y a eu en Chine, il y a quelques milliers d’années, des révolutions qui ont abouti à des résultats si précis et si incontestables, que depuis trois mille ans c’est toujours la même chose. La Chine serait-elle l’idéal de ceux qui veulent un peuple à jamais satisfait, ayant trouvé son équilibre, son milieu, sa forme et sa coquille ? Certes l’esprit français est absolument l’opposé de l’esprit chinois. Nous avons jusqu’à l’excès l’horreur de la coutume, de la tradition, de ce qui est établi en dehors de la raison. Raisonner la politique, raisonner le droit, raisonner la religion, voilà précisément quel a été l’esprit de la Révolution française. Ce n’est pas chose facile et c’est même chose chimérique d’introduire partout à la fois la logique et la lumière ; on se trompe souvent, on raisonne faux, on a des défaillances, on tombe dans les