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la religion et la moralité populaire.

au moins dans les limites de la coquetterie, voilà le devoir. Trop souvent, pour les classes hautes, le devoir se réduit à s’abstenir, à n’être pas aussi mauvais qu’on pourrait l’être. Les tentations de faire le mal vont croissant à mesure qu’on monte l’échelle de la vie, tandis que ce qu’on pourrait appeler les tentations de bien faire vont en diminuant. La fortune permet de s’acheter, pour ainsi dire, un remplaçant dans toutes les occasions du devoir : malades à soigner, enfants à nourrir, à élever, etc. La belle chose au contraire que d’avoir, suivant l’expression populaire et si vraie, à « payer de sa personne », sans repos ! La richesse produit trop souvent comme effet une avarice de soi, une restriction de la fécondité morale en même temps que de la fécondité physique, un appauvrissement de l’individu et de la race. La petite bourgeoisie est en fait la classe la moins immorale, et cela parce-qu’elle a gardé des habitudes de travail ; mais elle est attirée sans cesse par l’exemple des classes les plus hautes, qui mettent leur amour-propre à être inutiles. Le reste de moralité qui existe dans la classe bourgeoise tient en partie à l’amour de l’argent ; l’argent, en effet, a cela de bon, qu’il faut en général travailler pour l’acquérir. Nobles et bourgeois aiment l’argent, mais de deux façons différentes : les fils des hautes familles ne l’aiment que pour le dépenser et par prodigalité, la petite bourgeoisie l’aime pour lui-même et par avarice. L’avarice est une puissante sauvegarde pour les derniers restes de moralité d’un peuple. Elle coïncide, dans presque tous ses résultats, avec l’amour du travail ; elle n’exerce de mauvaise influence que sur les mariages, où la considération de la dot l’emporte sur toute autre, et sur les naissances, dont elle redoute le nombre. Malgré tout, entre la prodigalité et l’avarice, le moraliste est forcé de donner sa préférence à la seconde parce que, ne favorisant pas la débauche, elle ne tend pas à dissoudre la société ; toutes deux sont des maladies qui engourdissent et peuvent nous tuer, mais la seconde est contagieuse et gagne de proche en proche. Ajoutons que l’amour de la dépense peut rarement servir à encourager un travail régulier ; il produit plutôt la tendance au jeu et même au vol : les coups de bourse, en certains cas, sont des vols purs et simples. De là un nouvel effet démoralisateur. Les prodigues seront nécessairement attirés par les spéculations financières plus ou moins véreuses où, sans travail proprement dit, on peut gagner