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dissolution des religions.

soulevé, entraîné par l’assemblée qui l’écoute, s’ensuit-il qu’il éprouvera le même effet en parlant tout seul dans le vide, avec le sentiment que sa pensée, ses paroles, son émotion sont perdues et ne font rien vibrer autour de lui ?

Pour que la prière s’exauce vraiment elle-même, il faut qu’elle ne soit pas une « demande » adressée à quelque être extérieur, mais qu’elle soit un acte d’amour intérieur, ce que le christianisme appelle un « acte de charité ». La charité, voilà ce qu’il y a d’éternel dans la prière. Demander pour soi est chose peu justifiable ; demander pour autrui, c’est du moins un commencement d’action désintéressée. — On dirait que tes prières s’allongent de jour en jour, grand’mère ! — C’est que le nombre de ceux pour lesquels je prie va tous les jours croissant. — À ce caractère « charitable « de la prière se lie une certaine beauté, et ce caractère ne disparaîtra pas avec les superstitions qui s’en détachent. La beauté morale de la prière tient aux sentiments humains très profonds qui viennent s’y associer : on prie pour quelqu’un qu’on aime, on prie par pitié ou par affection, on prie dans le désespoir, dans l’espoir, dans la reconnaissance. Tout ce qu’il y a de plus élevé dans les sentiments humains vient donc parfois se fondre avec la prière et la colorer. Cette tension de tout l’être se traduit alors sur le visage et le transfigure : de là, dans certaines prières parties du cœur, une expression intense du visage que les peintres ont pu saisir et fixer[1]. Ce qu’il y a de plus beau et probablement aussi de meilleur dans la prière, c’est donc surtout ce qu’il y a d’humain et de moral. S’il est ainsi une charité essentielle à la vraie prière, la charité des lèvres ne suffit pas ; il y faut joindre celle du cœur et des mains, qui finit toujours par substituer l’action à la prière même.

La prière par amour et charité deviendra de plus en plus action : on pourrait trouver de ce fait une vérification dans l’histoire même. Autrefois, en un moment de détresse, une femme païenne eût tenté d’apaiser les dieux irrités par un sacrifice sanglant, par le meurtre de quelque être innocent de la grande nature ; au moyen âge, elle eût fait

  1. Toutefois ce caractère expressif de la prière est assez exceptionnel : dans une église, pendant les offices, la moyenne des visages reste inexpressive, parce que le côté mécanique de la prière domine toujours chez le plus grand nombre des fidèles.