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dissolution de la morale religieuse. — le péché.

comme elle est la loi de la sensibilité. Aussi les ascètes et les prêtres ont-ils essayé de lutter contre la tentation en restreignant la pensée humaine, en l’empêchant de s’appliquer aux choses de ce monde. C’est impossible, car les choses de ce monde sont précisément celles qui, toujours présentes, sollicitent le plus la pensée, se reflètent en elle constamment ; et plus la pensée fait effort pour chasser ces images, plus elle leur donne de force attractive. Ce qu’on voudrait ne pas regarder est toujours ce qu’on voit le mieux, ce qu’on voudrait ne pas aimer est ce qui fait battre le cœur avec le plus d’emportement. Non, le remède à la tentation, si redoutée des esprits religieux, ce n’est pas de restreindre la pensée, mais au contraire de l’élargir. On ne peut pas faire disparaître le monde visible, c’est folie que de l’essayer ; mais on peut l’agrandir à l’infini, y faire sans cesse des découvertes, compenser le péril de certains points de vue par l’attrait de points de vue nouveaux, enfin abîmer l’univers connu dans l’immensité de ce que nous ne connaissons pas. La pensée a son remède en elle-même ; une science assez grande est plus sûre que l’innocence, une curiosité sans limites guérit d’une curiosité bornée. L’œil qui voit jusqu’aux étoiles ne se pose pas longtemps sur rien de bas : il est sauvegardé par l’étendue et la lumière de son regard, car la lumière est une purification. En rendant la « tentation » infinie, on la rend salutaire et vraiment divine. Se dessécher par l’ascétisme ou au contraire se flétrir dans la fausse maturité des mœurs dissolues, cela revient souvent au même. Il faut garder en son cœur un coin de verdure et de jeunesse, un petit coin où l’on n’ait rien récolté encore, où l’on puisse toujours semer quelque plante nouvelle. « Je ne me suis point fait homme avant l’âge, » disait Marc-Aurèle. L’ascétisme et la débauche font tous deux les vieillards précoces, qui ne savent plus aimer, s’enthousiasmer pour les choses de ce monde ; Cérigo et la Thébaïde sont des déserts semblables, des terres également desséchées. Rester jeune longtemps, rester enfant morne, par la spontanéité et l’affectuosité du cœur, garder toujours non dans ses dehors, mais au fond même de soi, quelque chose de léger, de gai et d’ailé, c’est le meilleur moyen de dominer la vie ; car quelle force plus grande y a-t-il que la jeunesse ? Il ne faut ni se roidir et se hérisser contre la vie, ni s’y abandonner lâchement ; il faut la prendre comme elle est, c’est-à-dire, suivant la parole popu-