Page:Guyau - L’Irréligion de l’avenir.djvu/211

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
173
dissolution de la morale religieuse. — le péché.

la lutte des instincts et de la réflexion ; 2o par la lutte des instincts égoïstes et des instincts altruistes. Cette double lutte de l’inconscient et du conscient, de l’égoïsme et de l’altruisme, est une nécessité de toute vie arrivée à la connaissance de soi, et c’est une condition du progrès : se connaître, c’est sentir le tiraillement plus ou moins douloureux des diverses tendances dont l’équilibre mouvant constitue la vie même ; se connaître et en général connaître, c’est être tenté. Vivre, c’est toujours plus ou moins pécher, car on ne peut ni manger, ni même respirer sans quelque affirmation des instincts bas et égoïstes. Aussi l’ascétisme aboutit-il logiquement à la négation de la vie ; les ascètes les plus conséquents sont les Yoghis de l’Inde, qui en viennent à vivre sans respirer et sans manger, à entrer vivants dans le tombeau[1]. Seulement, en croyant ainsi avoir réalisé la renonciation absolue, c’est l’égoïsme entier qu’ils ont réalisé, car les derniers vestiges de la vie végétative qui circule en eux ne circulent que pour eux, et pas un frisson de leur cœur engourdi n’a pour objet un autre être qu’eux ou une idée supérieure : en appauvrissant et en annihilant la vie, ils ont supprimé cette générosité que produit le trop-plein de la vie ; en voulant tuer le péché,

  1. Le fait est constaté par les autorités anglaises de l’Inde, et il a été commenté par le physiologiste W. Preyer (Ueber die Erforschung des Lebens, Iéna, et Sammlung physiologischer Ahhandlungen). Des Yoghis arrivés au plus haut degré de la perfection, insensibles au froid et à la chaleur, ayant enfin contracté par une suite de pratiques empiriques l’habitude de ne presque plus respirer, ont pu être enterrés vivants et ressusciter au bout de plusieurs semaines. On a noté au réveil l’élévation de la température, comme dans le réveil des mammifères hibernants, et c’est en effet des phénomènes de sommeil hibernal que se rapproche le plus cet étrange sommeil volontaire, ce retour mystique à la vie végétative, cet anéantissement dans l’inionscient où le Yoghi espère trouver Dieu. Pour en arriver à cet état, les Yoghis diminuent par degrés bien ménagés la quantité d’air et de lumière nécessaires à la vie ; ils vivent dans des cellules où l’air et le jour ne pénètrent que par une seule fente, ils ralentissent tous leurs mouvements pour ralentir la respiration, ne parlent qu’intérieurement pour répéter douze mille fois par jour le nom mystique d’Om, restent de longues heures dans une immobilité de statue. L’air rejeté par l’expiration, ils s’exercent à le garder pour le respirer de nouveau, et plus ils mettent de temps entre une respiration et une expiration, plus ils sont parvenus haut dans les degrés de la sainteté ! Enfin, ils bouchent soigneusement toutes les ouvertures de leur corps avec de la cire ou du coton, ferment la glotte avec la langue, que des incisions permettent de replier en arrière, et tombent finalement dans une léthargie où les mouvements de la respiration peuvent être suspendus sans que la vie soit définitivement brisée.