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dissolution des religions.

Par là l’amour divin et l’amour humain se trouvaient rattachés l’un à l’autre. Ajoutons que le christianisme, s’étant répandu dans le monde par les basses classes, avait tout intérêt à mettre en avant les idées de fraternité et d’égalité ; il se gagnait ainsi le peuple, qui fut longtemps son principal soutien. Mais, du moment où il put s’appuyer sur les classes élevées de la société, on sait combien vite changea son langage. Maintenant, la position du christianisme se trouve absolument contraire à celle qu’il occupait vis-à-vis de la société antique. Les propagateurs ardents des idées de fraternité sont bien souvent des adversaires de la religion, des libres-penseurs, quelquefois des athées décidés. Le système qui fondait l’amour mutuel des hommes sur une communauté d’origine est rejeté presque universellement. Les doctrines sociales, si souvent imprégnées jadis du socialisme de l’Évangile, commencent à se construire et à se répandre indépendamment de toute croyance religieuse, souvent contre toute croyance de ce genre. La religion apparaît même parfois comme un obstacle de plus au rapprochement des hommes, en ce qu’elle crée entre eux des divisions nouvelles bien plus tenaces que celles des classes et même des langues. Par une évolution inévitable, l’esprit religieux en est venu à représenter aujourd’hui, dans certaines nations, l’esprit de caste et d’intolérance, conséquemment de jalousie et d’inimitié, tandis que « l’irréligion » s’y trouve maintenant chargée de défendre et de propager les idées d’égalité sociale, de tolérance, de fraternité. Derrière Dieu se rangent, à tort ou à raison, comme derrière leur défenseur naturel, les partisans des vieux régimes, des privilèges, des haines héréditaires : il semble que, dans les cœurs dévots, aux élans d’amour mystique pour Dieu correspondent, aujourd’hui comme autrefois, l’anathème et la malédiction à l’égard des hommes. Il y a longtemps qu’on l’a remarqué d’ailleurs, ceux qui savent le mieux bénir sont aussi ceux dont la bouche, au besoin, sait le mieux maudire ; les plus mystiques sont les plus violents. Rien n’égale la dolence du doux Jésus lui-même quand il parle aux Pharisiens, dont les doctrines avaient au fond tant d’analogie avec les siennes. Quiconque a cru sentir sur son front passer le souffle de Dieu, devient facilement intraitable et amer quand il se retrouve au milieu des hommes : il n’est plus fait pour eux. La notion de divin, de surnaturel et de surhumain tend alors vers celle d’antinaturel et d’antihumain.