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dissolution de la morale religieuse. — mysticisme.

plus fraternelle est néanmoins une faute, sur laquelle on ne s’examine pas assez, parce qu’on n’en conçoit pas assez la grandeur : « en fomentant et en souffrant ces attachements, on occupe un cœur qui ne doit être qu’à Dieu seul ; c’est lui faire un larcin de la chose du monde qui lui est la plus précieuse. » Il est impossible d’exprimer mieux l’opposition mystique de l’amour divin et de l’amour humain. Ce principe était « si avant dans le cœur de Pascal, » que, pour l’avoir toujours présent, il l’avait écrit de sa main sur un petit papier : « Il est injuste qu’on s’attache à moi, quoiqu’on le fasse avec plaisir et volontairement. Je tromperais ceux à qui j’en ferais naître le désir, car je ne suis la fin de personne, et n’ai pas de quoi les satisfaire… Je suis donc coupable de me faire aimer, et si j’attire les gens à s’attacher à moi… Il faut qu’ils passent leur vie et leurs soins à plaire à Dieu et à le chercher. » Du moment où Dieu est une personne, non un simple idéal, il s’établit ainsi entre lui et les autres personnes, dans les âmes mystiques, une inévitable rivalité. Comment l’absolu admettrait-il un partage ? Il faut qu’il soit seul au fond de notre âme comme au fond de ses cieux.

La rivalité aperçue entre l’amour divin et l’amour humain par les Jansénistes, comme par beaucoup de premiers chrétiens et par tous les mystiques, existe encore maintenant pour bon nombre d’esprits. On sait que, dans certaines pensions religieuses, on interdit aux enfants toute démonstration trop affectueuse même à l’égard de leurs parents ; on leur fait un cas de conscience d’un baiser fraternel ou filial. Si l’éducation et les coutumes protestantes diffèrent sur ce point de l’éducation et des coutumes catholiques, c’est que le protestantisme, comme nous l’avons déjà fait observer, n’aime pas à pousser la logique jusqu’au bout. Le catholicisme, au contraire, garde en général un respect scrupuleux de la logique. Pour ne citer qu’un exemple, l’interdiction du mariage aux prêtres par le catholicisme ne se déduit-elle pas logiquement d’une religion qui pose en principe l’idée de chute et se déclare essentiellement anticharnelle ? L’amour d’une femme est bien absorbant et bien exclusif pour coexister chez un prêtre avec le plein amour de Dieu. De tous les sentiments de l’âme, l’amour est celui qui la remplit le plus : il est, sous ce rapport, en opposition avec le sentiment théologique, qui consiste dans la conscience d’une sorte de vide intérieur, d’insuffisance personnelle. Deux amants sont, dans