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dissolution des religions.

qu’on ne retrouve pas dans l’autre religion parallèle de l’Orient, le bouddhisme, — c’est que l’amour des hommes y est conçu comme s’absorbant en dernière analyse dans l’amour de Dieu. L’homme n’est aimé qu’en Dieu et pour Dieu, et la société humaine tout entière n’a plus ses fondements et sa règle que dans la société des hommes avec Dieu. Or, si l’amour bien entendu de l’homme pour l’homme même implique le respect et l’observation du droit, il n’en est pas ainsi au même degré de l’amour de l’homme pour Dieu et en vue de Dieu. La conception d’une société fondée sur l’amour de Dieu contient en germe le gouvernement théocratique avec tous ses abus.

En outre, si, dans la morale chrétienne, l’amour de l’homme se résout dans l’amour de Dieu, ce dernier est toujours mêlé d’un sentiment qui le fausse, la crainte, sur laquelle insiste avec tant de complaisance l’Ancien Testament. « La crainte du Seigneur » joue un rôle important dans l’idée de sanction ou de justice céleste, essentielle elle-même au christianisme, et qui vient brusquement s’opposer au sentiment de l’amour, parfois le paralyser. C’est ainsi que, après avoir ramené à l’amour le sentiment même du respect et de la justice, le christianisme replace tout à coup ce sentiment au premier rang, et cela sous sa forme primitive et même sauvage, sous la forme de crainte dans l’homme et de vengeance en Dieu.

La sanction, nous l’avons vu, est une forme particulière de l’idée de providence ; ceux qui admettent une providence distribuant les biens ou les maux finissent, en effet, par admettre que cette répartition divine se produit conformément à la conduite de chacun, aux sentiments de bienveillance ou de malveillance que cette conduite inspire à la divinité. L’idée de providence, en se développant, devient ainsi celle d’une justice distributive, et celle-ci, d’autre part, ne fait qu’un avec l’idée de sanction. Cette dernière idée a paru jusqu’ici une des plus essentielles de la morale ; il semble au premier abord que la religion et la morale y coïncident, que leurs exigences mutuelles s’y accordent, bien plus que la morale s’y complète par la religion : l’idée morale de justice distributive appelle naturellement l’idée religieuse d’un justicier céleste ? Mais nous avons montré, dans un précédent travail, que les idées de sanction proprement dite et de pénalité divine n’ont rien de vraiment moral ; que, loin de là, elles ont plutôt un caractère immoral et irrationnel ; qu’ainsi la religion vulgaire ne coïncide