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dissolution de la foi symbolique.

était dangereux de désobéir, une volonté s’imposant à la nôtre par la force. Rien de plus naturel ensuite que de personnifier cette volonté. Mais est-ce bien là ce que nous entendons de nos jours par justice, et M. Arnold ne semble-t-il pas jouer sur les mots quand il veut nous le faire croire ? Crainte du Seigneur n’est pas justice. Il est des choses qu’on ne peut pas exprimer sous forme de lég-endes lorsqu’on les a une fois conçues, et dont la vraie poésie consiste dans leur pureté même, dans leur simplicité. Personnifier la justice, la rejeter au dehors de nous sous la forme d’une puissance menaçante, ce n’est pas en avoir une « idée élevée, » ce n’est pas du tout en être « embrasé, illuminé, » comme dit M. Matthew Arnold ; c’est au contraire ne pas concevoir encore la justice véritable. Ce qu’on prend pour l’expression la plus sublime d’un sentiment moral tout moderne, en est, au contraire la négation partielle. M. Arnold veut faire, dit-il, de la critique « littéraire ; » mais la méthode littéraire consiste à replacer les grandes œuvres du génie humain dans le milieu où elles ont été conçues, à y retrouver l’esprit du temps, — non pas de notre temps à nous. Si nous voulions interpréter l’histoire avec nos idées modernes, nous n’y comprendrions rien. M. Arnold se moque de ceux qui veulent voir dans la Bible des allusions à des événements contemporains, à telle ou telle coutume de notre âge, à tel ou tel dogme inconnu des temps primitifs. Un exégète, dit-il, trouve la fuite en Égypte annoncée dans la prophétie d’Isaïe : « L’Éternel viendra en Égypte sur un nuage léger ; » ce léger nuage est le corps de Jésus né d’une vierge. Un autre, plus fantaisiste, remarquant ces paroles : — Malheur à ceux qui tirent l’iniquité avec des cordes de mensonge, — y voit une malédiction de Dieu sur les cloches d’église. Assurément, c’est là une méthode étrange d’interpréter les textes ; mais au fond il n’est pas plus logique de chercher dans les livres saints nos idées actuelles, bonnes ou mauvaises, que d’y chercher l’annonce de tel événement lointain ou le commentaire de tel trait des mœurs contemporaines. Pour pratiquer la méthode vraiment littéraire, — et scientifique en même temps, — il faut s’oublier un peu, soi, sa nation et son siècle, vivre de la vie des temps passés, se faire Grec en lisant Homère, Hébreu en lisant la Bible, ne pas vouloir que Racine soit un Shakspeare, ni Boccace un saint Benoît, ni Jésus un libre-penseur, ni Isaïe un Épictète ou