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introduction.

teur et un maître ; il est mieux encore qu’un ami : c’est un véritable père. D’abord un père rude et tout-puissant, comme les très jeunes enfants se représentent le leur. Les enfants croient facilement que leur père peut tout, qu’il fait des miracles : une parole de lui, et le monde est remué ; fiat lux, et le jour naît ; sa volonté fait le bien et le mal, sa défense violée entraîne le châtiment. Ils jugent sa puissance par leur faiblesse vis-à-vis de lui. De même les premiers hommes. Plus tard se produisit une conception supérieure ; l’homme, en grandissant, grandit son Dieu, il lui donna un caractère plus moral : ce dieu est le nôtre. Nous avons besoin d’un sourire de lui après un sacrifice ; sa pensée nous soutient. La femme surtout, qui est plus jeune sous ce rapport que l’homme, a eu plus besoin du père qui est aux cieux. Quand on nous ôte Dieu, quand on veut nous affranchir de la tutelle céleste, nous nous trouvons tout à coup orphelins. On pourrait voir une vérité profonde dans le grand symbole du Christ, du Dieu mourant dont la mort doit affranchir la pensée humaine : ce nouveau drame de la passion ne s’accomplit que dans la conscience, et il n’en est pas moins déchirant ; on s’indigne, on y songe de longs jours, comme on songe au père qui est mort. On sent moins l’affranchissement promis que la protection et l’affection perdues. Carlyle, ce pauvre génie bizarre et malheureux, ne pouvait manger que le pain pri’paré par sa femme même, fait de ses propres mains et un peu avec son cœur : nous en sommes tous là ; nous avons besoin d’un pain quotidien mêlé d’amour et de ten-