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la foi symbolique et morale.

profond, pour les opposer au sens précis et grossier où la naïveté populaire les a prises. Quand il s’agit de métaphysique ou de religion, il n’y a rien de plus absurde que de vouloir trop préciser : ces vérités ne s’enferment pas dans un mot. Il faut donc que le mot, au lieu de définir pour nous la chose, ne soit qu’un moyen de nous rappeler son infinité. De même que la vérité déborde les mots, elle déborde aussi les personnalités ou les figures sous lesquelles l’humanité se l’est représentée. Quand une idée est conçue avec force, elle tend à prendre des traits, un visage, une voix ; nos oreilles croient entendre, nos yeux croient voir ce que sent notre cœur. « L’homme ne saura jamais, a dit Gœthe, combien il est anthropomorphiste. » Quoi d’étonnant à ce que l’humanité ait fini par personnifier ce qui l’a de tout temps émue, l’idée du bien et de la justice ? L’Éternel, l’Éternel juste, le Tout-Puissant qui met d’accord la réalité avec la justice, le grand distributeur du bien et du mal, le grand être qui pèse toutes les actions, qui fait tout avec nombre et mesure, ou plutôt qui est lui-même le nombre et la mesure, voilà le dieu du peuple juif, voilà le Javeh du judaïsme adulte, tel qu’il finit par apparaître dans le vague de l’inconnu. De nos jours il est devenu une simple notion morale qui, en s’imposant avec force à l’esprit, a fini par prendre une forme, par se personnifier, par s’allier à une foule de superstitions que la « fausse science des théologiens » en considérait comme inséparables et qu’une interprétation plus délicate, moins littérale et plus « littéraire », doit en séparer. Dieu étant devenu la loi morale, on pourra aller plus loin encore dans cette voie et dire que le Christ qui s’immole pour sauver le monde est le symbole moral du sacrifice de soi-même, le type sublime dans lequel nous trouvons réunies toutes les douleurs de la vie humaine et toute la grandeur idéale de la moralité. En lui l’humain et le divin sont réconciliés : il est homme, car il souffre, mais son dévouement est si grand qu’il le fait Dieu. Qu’est-ce maintenant que le ciel, réservé à ceux qui suivent le Christ et continuent sans interruption la série des sacrifices ? C’est la perfection morale. L’enfer, c’est le symbole de la corruption définitive où, par hypothèse, finiraient par tomber ceux qui, à force de choisir le mal, perdraient jusqu’à la notion du bien. Quant au paradis terrestre, c’est le charmant symbole de l’innocence primitive de l’enfant : il n’a rien fait de mal encore, mais il n’a rien fait de bien ;