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dissolution des religions.

ce sens que le travail aurait une sorte de valeur mystique, mais parce qu’il est la valeur réelle et à notre portée ; il acquiert par là un sentiment vif et croissant de responsabilité. Que l’on compare par exemple le métier d’aiguilleur (état industriel) à celui de soldat (état guerrier), on verra que les actions du premier sont forcément réfléchies et développent chez lui l’esprit de responsabilité, tandis que le second, habitué à aller sans savoir où, à obéir sans savoir pourquoi, à être vaincu ou à vaincre sans savoir comment, est dans une situation d’esprit très propre à l’envahissement des idées d’irresponsabilité, de chance divine ou de hasard. Aussi l’industrie, là où elle ne traite pas l’ouvrier comme une machine, mais au contraire le force à agir avec conscience et réflexion, est extrêmement propre à affranchir l’esprit. Disons la même chose du commerce. Toutefois, dans le commerce, la part de l’attente, de la passivité est un peu plus grande : le marchand attend le client, et il ne dépend pas toujours de lui qu’il vienne. De là des idées superstitieuses qui s’affaibliront à mesure que, dans le commerce même, la part de l’initiative et de l’activité personnelle deviendra plus grande. Il y a une trentaine d’années, dans une ville très dévote, existaient de petits commerçants qui regardaient comme un devoir de n’examiner leur livre de compte qu’à la fin de l’année : « Ce serait, disaient-ils, se méfier de Dieu que de constater trop souvent si on est en perte ou en profit ; cela porte malheur ; au contraire, moins on calcule ses revenus, plus ils s’accroissent. » Ajoutons que, grâce à de tels raisonnements, qui d’ailleurs n’étaient pas tout à fait dépourvus d’une logique naïve, les commerçants dont nous parlons ne firent pas de très brillantes affaires. Dans le commerce moderne, l’esprit positif, l’intelligence toujours éveillée et en quête, le calcul qui chasse de partout le hasard tendent à devenir les vrais et seuls éléments du succès ; quant aux risques qui, malgré toutes les précautions, subsistent encore, c’est à l’assurance qu’on s’adressera pour les couvrir.

L’assurance, voilà encore une conception toute moderne, qui substituera l’action directe de l’homme à l’intervention de Dieu dans les événements particuliers et qui permettra de compenser un malheur avant même qu’il ne se soit produit. Il est probable que l’assurance, qui ne date que de quelques années et va s’étendant rapidement, s’appliquera un jour à presque tous les accidents qui peuvent