Page:Guyau - L’Irréligion de l’avenir.djvu/155

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
117
la foi dogmatique large.


II. — LA FOI DOGMATIQUE LARGE

La plupart des gens, comme dit un écrivain anglais, « se donnent pour but de traverser la vie en dépensant le moins de pensée possible ; » mais qu’arrivera-t-il pour ceux qui pensent et, en général, pour tout homme intelligent ? — Même sans s’en douter, on finira par se permettre une interprétation plus ou moins large des textes auxquels on prétend accorder une foi étroite et littérale. Il n’est guère de parfait orthodoxe. L’hérésie entre par une porte ou par une autre et, chose remarquable, c’est précisément là ce qui permet à la foi traditionnelle de se maintenir devant les progrès de la science. Une foi absolument et immuablement littérale serait trop choquante pour subsister longtemps. Ou l’orthodoxie tue les nations chez qui elle étouffe entièrement la liberté de penser, ou elle tue la foi même. L’intelligence ne peut rester à jamais immobile : c’est un éclair qui marche, comme celui que jettent sous le soleil les rames ruisselantes d’une barque lancée à force de bras.

Les partisans de l’interprétation littérale et autoritaire finissent tôt ou tard par apparaître comme accumulant deux hypothèses irrationnelles au lieu d’une seule : il ne leur suffit pas qu’il y ait eu une certaine révélation d’en haut, ils veulent que les termes mêmes qui expriment la pensée divine soient divins, sacrés, immuables, d’une entière exactitude. Ils divinisent les langues des hommes. Ils ne songent pas aux difficultés qu’éprouverait quelqu’un qui, sans être un dieu, serait simplement un Descartes, un Newton ou un Leibniz, pour exprimer sa haute pensée dans une langue encore informe et à demi-sauvage. Le génie est toujours au-dessus de la langue dont il se sert et les mots sont généralement pour beaucoup dans les erreurs où tombe sa pensée même ; une « inspiration divine » réduite à nos langues serait peut-être encore plus embarrassée qu’une inspiration tout humaine. Rien ne paraît donc plus étrange, à ceux qui examinent la chose de sang froid, que de voir des natioiss civilisées chercher l’expression pleine et entière de la pensée divine chez des peuples anciens, encore à demi-barbares, dont la langue et l’esprit étaient infiniment au-dessous de notre