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dissolution des religions.

l’extension de la science, qui a amené une connaissance plus nette de ses limites mêmes. La tolérance est une vertu très complexe, beaucoup plus intellectuelle que la charité ; c’est une vertu de tête plus que de cœur, et ce qui le montre, c’est que charité et intolérance se sont rencontrées bien souvent, en s’alliant au lieu de se combattre. La tolérance, quand elle n’est pas philosophique et toute de raison, prend l’aspect d’une simple débonnaireté qui ressemble fort à de la faiblesse morale. Pour montrer la grandeur de la tolérance, il faut mettre en avant des raisons objectives tirées de la relativité de la connaissance humaine, non des raisons subjectives tirées de notre propre cœur[1]. Jusqu’à présent on avait fondé la tolérance sur le respect de la personne et de la volonté : « il faut, disait-on, que l’homme soit libre, libre de se tromper et même de mal faire, au besoin ; » rien de plus vrai ; mais il est un autre fondement encore plus solide de la tolérance, qui tend à se faire reconnaître de plus en plus à mesure que se dissout la foi dogmatique. C’est la défiance à l’égard de la pensée humaine et aussi de la volonté, qui ne sont même pas libres de ne pas se tromper et dont tout article de foi absolue doit être nécessairement aussi un article d’erreur.

Aussi, dans les sociétés actuelles, la tolérance devient non plus seulement une vertu, mais une simple affaire d’intelligence ; plus on va, plus chacun comprend qu’il ne comprend pas tout, que la croyance d’autrui est comme un complément de la sienne propre, qu’aucun de nous ne peut avoir raison tout seul et à l’exception des autres. Par le seul développement de l’intelligence, qui fait entrevoir à chacun l’infinie variété du monde et l’impossibilité de donner une solution unique des problèmes éternels, chaque opinion individuelle prend une valeur à nos yeux : c’est un témoignage, rien de plus ni de moins, dans l’enquête tentée par l’homme sur l’univers, et chaque témoin comprend qu’il ne peut pas à lui seul formuler un jugement définitif, une conclusion dogmatique et sans appel.

  1. Voir A. Fouillée, Systèmes de morale contemporaine.