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dissolution des religions.

Pour comprendre combien l’intolérance religieuse se légitime à son propre point de vue, il faut songer avec quelle entière quiétude nous interdisons et punissons les actes directement contraires aux conditions actuelles de notre vie sociale (par exemple l’outrage public aux bonnes mœurs, etc.). Or toute religion, nous le savons, superpose une autre société à la société réelle ; elle conçoit la vie au milieu des hommes comme enveloppée et débordée par la vie au sein de la divinité : elle doit donc chercher à maintenir cette société surnaturelle avec non moins d’énergie que nous cherchons à maintenir notre société humaine, et les conditions de cette vie supérieure viendront multiplier toutes les règles prohibitives que nous imposent déjà les conditions de l’existence réelle. Des murs imaginaires ne peuvent manquer de s’ajouter aux murs et aux fossés qui entravent déjà la circulation sur la surface de la terre : vivant avec les dieux, il faut que nous

    bon emploi de la contrainte en matière religieuse. « Plusieurs, ramenés à l’unité du christianisme par la répression, se réjouissaient fort d’avoir été tirés de leur ancienne erreur, lesquels, pourtant, par je ne sais quelle force de la coutume, n’auraient jamais songé à changer en mieux si la crainte des lois n’avait remis leur esprit en présence de la vérité… Il faut faire marcher ensemble le bon enseignement et la crainte utile, de façon que non seulement la lumière de la vérité chasse les ténèbres de l’erreur, mais que la charité brise les liens de la mauvaise coutume, et que l’on ait alors à se réjouir du salut de plusieurs… Il est écrit : Contraigniez d’entrer tous ceux que vous rencontrerez… Dieu lui-même n’a pas épargné son fils, et l’a livré pour nous aux bourreaux. » C’est le mot que Schiller prête au grand inquisiteur dans Don Carlos. Voir saint Augustin, Epist. CXIII, 17, 5 — Saint Paul, Ephes. VI, 5, 6, 9. — Rappelons enfin les décisions raisonnées des docteurs et des conciles. « Le gouvernement humain, dit saint Thomas, dérive du gouvernement divin et doit l’imiter. Or Dieu, bien que tout-puissant et infiniment bon, permet néanmoins que dans l’univers il se fasse du mal qu’il pourrait empêcher ; il le permet de peur qu’en l’empêchant, de plus grands biens ne soient supprimés ou de plus grands maux provoqués. De même donc, dans le gouvernement humain, les chefs tolèrent avec raison quelque mal, de crainte de mettre obstacle à un bien ou de causer un plus grand mal, comme le dit saint Augustin dans le traité de l’Ordre. C’est ainsi que les infidèles, bien qu’ils pèchent dans leurs rites, peuvent être tolérés, soit à cause de quelque bien venant d’eux, soit pour éviter quelque mal. Les Juifs observent leurs rites, dans lesquels la vérité de la foi que nous gardons était autrefois préfigurée : il en résulte cet avantage que nous avons le témoignage de nos ennemis en faveur de notre foi, et que l’objet de notre croyance nous est, pour ainsi dire, représenté en image. Quant au culte des autres infidèles, qui sont contraires en tout à la vérité et complètement inutiles, ils ne mériteraient pas de tolérance, si ce n’est toutefois pour éviter quelque mal. comme le scandale ou le trouble qui pourrait résulfer de la suppression de ce culte ; ou encore un empêchement au salut de ceux qui, à la faveur de cette tolérance, reviennent peu à peu à la foi,