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dissolution des religions.

progrès des idées et des mœurs ; si ces personnes formaient la majorité d’une nation, elles constitueraient le plus grand des dangers pour la raison humaine, pour la science, pour la vérité. La foi littérale fait en effet de la vérité toute nue une sorte d’objet de pudeur, de telle sorte que vous n’osez jamais la regarder en face et soulever le voile sacré dont on a couvert sa beauté. Une conspiration vous enveloppe : de toutes parts des êtres mystérieux se dressent autour de vous, vous mettant la main devant les yeux et un doigt sur la bouche. Le dogme vous tient, vous possède, vous maîtrise malgré vous ; il s’est fixé dans votre cœur et immobilise votre pensée : ce n’est pas sans raison qu’on a comparé la foi à l’ancre qui arrête le vaisseau dans sa route et le retient enchaîné sur quelque banc de terre, tandis que l’immense et libre océan s’étend au loin à perte de vue et l’appelle. Comment faire pour arracher entièrement cette ancre de votre cœur ? Quand vous l’ébranlez par un côté, la foi se rétablit en vous par un autre : vous avez mille points faibles par où elle vous ressaisit. Vous pouvez abandonner complètement une doctrine philosophique ; vous ne pouvez absolument vous défaire d’un ensemble de croyances où domine la foi aveugle et littérale ; il en reste toujours quelque chose, vous en portez les cicatrices et les marques comme l’esclave affranchi portait encore sur sa chair le signe de la servitude ; vous, c’est au cœur même que vous êtes marqué, vous vous en ressentirez toujours. Vous aurez par moment des crainles, des frissons, des élans mystiques, des défiances à l’égard de la raison, des besoins de vous représenter les choses autrement qu’elles ne sont, de voir ce qui n’est pas et de ne pas voir ce qui est. La chimère implantée de bonne heure dans votre âme vous semblera même parfois plus douce que la saine et rude vérité : vous vous en voudrez de savoir ce que vous savez.


On connaît l’histoire de ce brahmane qui parlait devant un Européen de sa religion et, entre autres dogmes, du respect scrupuleux dû aux animaux ; la loi, disait-il, non seulement défend de faire du mal volontairement au moindre d’entre eux et de manger sa chair, mais même elle nous ordonne de marcher en regardant à nos pieds et de nous détourner au besoin pour ne pas écraser quelque innocente fourmi. L’Européen, sans essayer de réfuter sa foi naïve,