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la foi dogmatique étroite.

alors plus difficile, il faut plus de courage pour l’accomplir. Aussi la force de la foi se mesure-t-elle, pour le mysticisme d’un Pascal, à la faiblesse même des « raisons. » L’idéal, dans ce système, ce serait de n’avoir plus qu’une toute petite raison de croire, le plus faible des motifs, un rien ; ce serait de n’être plus rattaché à l’objet suprême de l’affirmation que par le lien le plus ténu. Les prêtres albigeois, les parfaits portaient comme emblème de leurs vœux un simple fil blanc passé autour de la taille : ce fil, toute l’humanité l’a porté ; il est en réalité plus solide et souvent plus lourd que toutes les chaînes.

Tandis que le scepticisme aboutit à une entière indifférence de la pensée à l’égard de toutes choses, la foi dogmatique produit une indifférence partielle et bornée à certains points, déterminés une fois pour toutes : elle ne s’inquiète plus de ces points, elle se repose et se complaît dans le dogme établi. Le sceptique et l’homme de foi s’enferment ainsi dans une sorte d’abstention de la pensée plus ou moins étendue. La foi religieuse est un besoin de suspendre l’essor de l’esprit, de limiter la sphère de la pensée. Qui ne connaît la légende orientale du monde soutenu par un éléphant debout sur une tortue géante, la tortue nageant dans une mer de lait ? Le croyant doit toujours s’abstenir de demander qui soutient la mer de lait. Il ne doit jamais s’apercevoir du point où l’explication cesse ; il doit se répéter indéfiniment à lui-même la pensée inachevée qu’on lui fournit sans oser comprendre qu’elle est incomplète. Dans la rue où je passe tous les jours, un merle siffle sans cesse la même phrase mélodique : la phrase est inachevée, tourne court, et depuis des années j’entends l’oiseau enfler sa voix, lancer à toute volée son bout de phrase, puis s’arrêter d’un air satisfait, sans avoir jamais besoin de compléter d’une manière ou d’une autre cette pensée musicale interrompue, que je ne puis entendre sans quelque impatience. Ainsi fait le vrai croyant, habitué dans les plus hautes questions à demeurer sur la note sensible, qu’il prend pour la tonique, accoutumé à l’incuriosité de l’au-delà, redisant sa chanson monotone sans songer qu’il y manque quelque chose, que son chant est coupé comme ses ailes et que le monde étroit de sa foi n’est pas l’univers.

Les personnes qui s’en tiennent encore à ce genre de foi représentent l’esprit antique cherchant à se perpétuer sans aucune transaction au sein des sociétés modernes, l’âge barbare ne voulant rien concéder au