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la genèse des religions.

répète et se répète lui-même, mais il exige une scrupuleuse exactitude dans ces répétitions ; en général, il ne sépare pas la fin poursuivie en agissant du milieu dans lequel l’acte s’est accompli : il n’a pas encore l’intelligence assez exercée pour comprendre que la même action peut aboutir au même résultat par des voies différentes et dans des milieux différents. J’observe un enfant d’un an et demi à deux ans ; si j’ai, assis dans un fauteuil, exécuté pour son amusement tel ou tel petit tour, il veut, pour recommencer le jeu, que je revienne m’asseoir exactement au même endroit, il ne s’amuse plus autant si le jeu est fait ailleurs. Il est habitué à manger de toutes les mains ; cependant, si je lui ai donné une ou deux fois une même chose, par exemple du lait à boire, et qu’une autre personne lui présente ensuite du lait, il n’est pas satisfait et demande que ce soit toujours la même main qui lui donne le même aliment. Si, en sortant, je prends par mégarde la canne d’une autre personne, l’enfant me l’ôte pour la rendre ; il n’admet pas non plus qu’on garde son chapeau dans la maison, ni qu’on oublie de le mettre une fois dehors. Enfin je l’ai vu accomplir une véritable cérémonie pour elle-même. C’était lui qu’on chargeait d’appeler la domestique du haut de l’escalier de service ; un jour que la domestique était dans la même pièce que lui, on lui dit de l’appeler : il la regarde, puis lui tourne le dos, va se placer sur l’escalier de service où il l’appelait d’habitude et, là seulement, crie son nom à haute voix. En somme, tous les actes de la vie, les plus importants comme les plus insignifiants, sont classés dans la petite tête de l’enfant, définis rigoureusement d’après une formule unique et représentés sur le type du premier acte de ce genre qu’il a vu accomplir, sans qu’il puisse jamais distinguer nettement la raison d’un acte et sa forme'. Cette confusion de la raison et de la forme existe à un degré non moins frappant chez les sauvages et les peuples primitifs. C’est sur cette confusion même que s’appuie le caractère sacré des rites religieux.

Le trouble de l’enfant et de l’homme inculte devant tout ce qui dérange les associations d’idées établies, on l’a expliqué par l’horreur pure et simple du nouveau. M. Lombroso a même forgé un mot pour désigner cet état psychologique, il l’a appelé misonéisme. Mais ne confondons pas deux choses bien distinctes, l’horreur de toute désaccoutumance proprement dite et l’horreur du nouveau ; il est des perceptions et des habitudes nouvelles