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la providence et la société avec les dieux.

humains, il faut songer que la surveillance des dieux sur les hommes apparaissait comme beaucoup plus étendue encore et plus méliculeuse que ne l’est celle de l’homme même sur les animaux domestiques, du maître sur ses esclaves. L’homme primitif sent son dieu ou son génie derrière lui dans toutes ses démarches, dans toutes les circonstances de la vie ; il s’habitue à n’être jamais seul, à entendre quelqu’un marcher partout avec lui ; il se persuade que tout ce qu’il dit ou fait a un témoin et un juge. L’animal domestique lui-même n’est pas accoutumé par nous à une telle sujétion ; il remarque très bien que notre protection n’est pas toujours efficace, que d’ailleurs nous nous trompons sur son compte, que nous le caressons quand il mériterait d’être puni, etc. Les chats, par exemple, savent que l’homme n’y voit pas la nuit : un soir, un chat blanc s’apprêtait à commettre à deux pas de moi quelque abominable méfait, ne se doutant pas que sa couleur le trahissait, même dans l’ombre, pour un œil attentif. Les anciens hommes avaient quelquefois de ces ruses à l’égard de leurs dieux ; ils ne croyaient pas encore à l’entière souveraineté, à l’ubiquité de la providence. Mais, par une évolution logique, la providence finit par s’étendre à tout, par envelopper la vie entière ; la crainte de Dieu finit par être la perpétuelle défense de l’homme contre la passion, l’espoir en Dieu son perpétuel recours dans le malheur. La religion et la science ont ceci de commun, qu’elles aboutissent à nous envelopper également dans un réseau de nécessités ; mais ce qui distingue la science, c’est qu’elle nous fait connaître l’ordre réel de causation des phénomènes, et par là nous permet de modifier cet ordre quand il nous plaît ; en nous montrant notre dépendance, elle nous donne l’idée et le moyen de conquérir une liberté relative ; dans la religion, au contraire, l’élément mythique et miraculeux fait intervenir au milieu des événements un facteur imprévu, la volonté divine, la providence spéciale ; par là, il trompe sur les vrais moyens de modifier le cours des choses. Quand on croit dépendre de Jupiter ou d’Allah, on accorde toujours plus d’efficacité à la propitiation qu’à l’action ; il s’ensuit que, plus on voit sa dépendance, plus elle est sans remède ; plus on se soumet à son Dieu, plus on est soumis aux choses. Le sentiment d’une dépendance imaginaire vis-à-vis d’êtres supra-naturels accroissait donc la dépendance réelle de l’homme vis-à-vis de la nature. Ainsi entendue, l’idée de providence spéciale, de tutelle divine a