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la genèse des religions.

lité extérieure. On sait comment l’innocente vanneuse à blé fut maudite par les prêtres et regardée de mauvais œil par les paysans, parce qu’elle mettait au service de l’homme et employait à un travail dégradant cette force providentielle : le vent. Mais les malédictions furent inutiles, le vent ne put refuser de trier le blé, la machine vainquit les dieux. Là, comme partout, l’initiative humaine l’emporta. La science se trouvait, par sa direction même, opposée à l’intervention spéciale de la providence, puisqu’elle s’efforçait d’approprier les forces naturelles à un but en apparence non naturel et non divin. Un savant était un perturbateur dans la nature, et la science semblait une antiprovidence.

Avant les premiers développements de la science, l’homme primitif se trouvait, par l’effet de son imagination, dans un état de domesticité analogue à celui où il réduit lui-même certains animaux ; or cet état influe profondément sur les habitudes des animaux, leur ôte certaines capacités pour leur en donner d’autres. Tels d’entre eux, comme certains oiseaux, deviennent, en domesticité, presque incapables de trouver par eux-mêmes la nourriture qui leur est nécessaire. Des animaux plus intelligents, comme le chien, qui pourraient à la rigueur se suffire, contractent cependant auprès de l’homme une habitude de sujétion qui crée un besoin correspondant : mon chien n’est tranquille que quand il me sait près de lui ; si par hasard je m’éloigne, il est inquiet, nerveux ; au moindre danger, il accourt entre mes jambes au lieu de se sauver au loin, ce qui serait l’instinct primitif. Ainsi tout animal qui se sait surveillé et protégé dans le détail par un être supérieur perd nécessairement de son indépendance primitive, et si on vient à lui rendre cette indépendance, il est malheureux, il éprouve des craintes mal définies, le sentiment vague d’un affaiblissement. De même pour l’homme primitif et inculte ; une fois qu’il s’est habitué à la protection des dieux, cette protection devient pour lui un véritable besoin ; s’il vient à en être privé, il peut tomber dans un état de malaise et d’inquiétude inexprimables. Ajoutons que, dans ce cas, il ne s’en laissera pas priver longtemps : pour échapper à la solitude intolérable que fait en lui le doute, il courra bientôt se réfugier près de ses dieux ou de ses fétiches, poussé par un sentiment identique à celui qui ramène l’animal entre les jambes de son maître. Pour comprendre toute la force d’un tel sentiment chez les premiers individus