Page:Guyau - L’Irréligion de l’avenir.djvu/106

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
68
la genèse des religions.

L’idée de providence spéciale vient fort à propos en aide à ce penchant naturel : elle permet à l’homme de se décharger sur elle, de se laver les mains en face des événements. Un résultat qui coûterait trop à prévoir et à obtenir par des moyens naturels, on le demande à la providence, on l’attend au lieu de le produire ; et si on est déçu dans son attente, on s’en prend au caprice divin. Dans la Bible, les rois ne commettent jamais de faute qu’envers Dieu ; leur incapacité n’est que de l’impiété ; or il est toujours plus facile d’être pieux que d’être capable.

En même temps que l’irresponsabilité naïve des peuples primitifs s’accommodait du gouvernement providentiel des dieux, elle s’accommodait non moins bien du gouvernement despotique d’un monarque ou d’une aristocratie. Le principe du despotisme est identique au fond à celui de la providence surnaturelle et extérieure : c’est une sorte de renoncement à la direction des événements, d’abdication. On se laisse aller, on se confie ; on ignore par ce moyen les déceptions les plus cruelles, celles de la volonté vaincue : un autre veut à votre place. On se borne à désirer, à espérer, et les oraisons ou les placets remplacent l’action, le travail. On flotte au cours des choses, dans une molle détente ; si les choses vont mal, on a toujours quelqu’un à accuser, à maudire ou à fléchir ; — si au contraire tout va bien, le cœur s’épanche en bénédictions, sans compter qu’en soi-même (l’homme est ainsi fait) on s’attribue encore une certaine part dans le résultat obtenu ; au lieu de se dire : j’ai voulu, on se dit : j’ai demandé, j’ai prié. Il est si facile de croire que l’on contribue à mener l’État ou la terre quand on a murmuré deux mots à l’oreille d’un roi ou d’un dieu, et, comme la mouche du coche, bourdonné un instant autour de la grande machine roulante du monde. La prière propitiatoire a une puissance d’autant plus immense qu’elle est plus vague, elle semble pouvoir tout précisément parce qu’elle ne peut rien de précis. Elle relève l’homme à ses propres yeux en lui faisant obtenir le maximum d’effets avec le minimum d’efforts. Quelle tentation exercèrent toujours sur les peuples les providences et les « hommes providentiels ! » Comme tous les plébiscites en faveur de ces hommes ont été prêts à rallier les suffrages des masses ! Le sentiment de soumission aux décrets de la providence, nouveau destin personnifié, a été l’excuse de toutes les paresses, de toutes les routines. Lorsqu’on le pousse jusqu’au bout, qu’est-ce autre