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la providence et la société avec les dieux.

voyé de Dieu ait un signe visible auquel on le reconnaisse.

On le voit, la providence ou protection divine devait commencer par être conçue comme toute spéciale, non comme agissant d’après des lois générales. C’était une continuelle intervention dans le cours des choses et dans les affaires des hommes : les divinités se trouvaient mêlées à la vie humaine, à celle de la famille et de la tribu. Ce résultat était en rapport avec le caractère même de l’humanité primitive : l’homme primitif, qui est le plus crédule, est évidemment aussi celui qui a le moins le sentiment de la responsabilité : incapable de se gouverner lui-même, il est toujours prêt à s’abandonner aux mains d’autrui ; en toute circonstance il a besoin de se décharger sur quelqu’un de la part de responsabilité qui lui incombe. Qu’un malheur lui arrive, il s’en prend à tout, excepté à lui-même, tout répond à sa place. Ce trait de caractère, qu’on remarque chez bien des hommes, est surtout visible et accentué chez les enfants et les peuples enfants. Ils n’ont pas la patience de suivre, sans sauter un anneau, la chaîne des causes ; aussi ne comprennent-ils pas comment une action humaine a pu produire un grand effet, et en général ils sont toujours frappés de la disproportion qui existe entre les effets et les causes. Une telle disproportion ne s’explique à leurs yeux que par l’intervention d’une cause étrangère. De là ce besoin, si frappant chez certains esprits faibles, de chercher toujours à un phénomène une explication autre que l’explication réelle ; il n’est pas pour eux de raison vraiment « suffisante. » Pour un soldat vaincu, la défaite n’est jamais expliquée suffisamment par des raisons scientifiques, par exemple sa propre lâcheté, la mauvaise disposition des corps d’armée, l’ignorance des chefs ; pour que l’explication soit complète, il faut toujours qu’il y ajoute l’idée de trahison. De même, qu’un homme du peuple se donne une indigestion, il n’accordera pas qu’il avait absorbé une quantité de nourriture trop grande, il dira que les aliments étaient de mauvaise qualité et peut-être même qu’on a voulu l’empoisonner. Au moyen âge, quand il y avait la peste, c’était la faute des Juifs ; à Naples, le peuple bat ses saints quand la moisson n’est pas bonne. Tous ces faits s’expliquent de la même manière : un esprit encore inculte no peut pas consentir à accepter un résultat qu’il n’a pas voulu, il ne peut se résoudre à se voir soudain déconcerté par les choses, à dire avec Turenne à qui on demandait comment il avait perdu une bataille : « Par ma faute. »