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le génie comme puissance de sociabilité.

(orne individuum ineffabile), et, par là, il doit, dans la mesure du possible, créer[1].

La distinction entre les génies subjectifs et les génies objectifs, devenue banale dans l’esthétique allemande, nous paraît quelque peu superficielle. D’une part, tous les génies sont subjectifs : le propre du génie est même de mêler son individualité à la nature, de traduire non pas des perceptions banales, mais des émotions personnelles, contagieuses par leur intensité même et leur subjectivité. Mais il est des génies qui n’ont pour ainsi dire à leur disposition qu’un seul timbre, une seule voix ; les autres ont tout un orchestre ; — différence de richesse beaucoup plus que de nature. Ce qui caractérise le génie de premier ordre, c’est précisément d’être ainsi orchestral et d’avoir à la fois ou successivement les tonalités les plus variées ; de paraître impersonnel non parce qu’il l’est réellement, mais parce qu’il réussit à concentrer et à associer plusieurs individualités dans la sienne propre ; il est capable de faire à tour de rôle prédominer tel sentiment sur tous les autres et à travers tous les autres ; il obtient ainsi plusieurs unités d’âme, plusieurs types qu’il réalise en lui-même et dont il est le lien. La distinction des génies objectifs et des génies subjectifs revient à la distinction de l’imagination et de la sensibilité ; chez les uns l’imagination domine, chez les autres la sensibilité, nous ne le nions pas ; mais nous maintenons que la caractéristique du vrai génie, c’est précisément la pénétration de l’imagination par la sensibilité, et par la sensibilité aimante, expansive, féconde ; les talents de pure imagination sont faux, la couleur ou la forme sans le sentiment est une chimère. Goethe est unanimement classé parmi les objectifs, comme Shakespeare ; cependant, quoi de plus subjectif que Werther ? De même l’auteur de la Tempête, étant le plus lyrique des poètes qui ont précédé V. Hugo, en est aussi le plus subjectif, le plus « impressionniste », celui qui nous offre les sentiments les plus raffinés, les plus délicats, des désirs mêlés à du rêve, des gaîtés qui se fondent en tris-

  1. À dix ans, « déjà tourmenté du désir de sortir de lui-même, de s’incarner en d’autres êtres dans une manie commençante d’observation, d’annotation humaine, sa grande distraction pendant ses promenades était de choisir un passant, de le suivre à travers Lyon, au cours de ses flâneries et de ses affaires, pour essayer de s’identifier à sa vie. » (Daudet, Trente Ans de Paris ; Revue bleue, p. 242, 25 février 1888.)