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l’art au point de vue sociologique.

l’étude de la question, toutes les idées possibles peuvent s’associer dans mon esprit à la pensée de ce triangle. Mais, si l’on me demande de démontrer une proposition relative au triangle rectangle que je rougirais de ne pas savoir, j’ai un intérêt à rattacher à l’idée de ce triangle les idées qui servent à la démonstration demandée. Un intérêt de ce genre décide justement de la variété des associations d’idées dans la diversité des cas. L’intérêt ressenti par l’âme est donc la cause unique du phénomène. Même lorsque le cours de nos idées semble entièrement livré au hasard, lorsque nous nous laissons aller aux rêveries involontaires de la fantaisie, l’action décisive de nos sentiments secrets ou de nos prédispositions se fait sentir tout différemment à une heure qu’à une autre, et l’association des idées s’en ressent toujours[1]. » Dans l’art le plus primitif, l’invention se distingue à peine du jeu spontané des images s’attirant et se suivant l’une l’autre, dans un désordre à peine moins grand que celui du rêve. Créer, pour l’artiste, c’est alors simplement rêver tout éveillé, jouer avec ses perceptions, sans plan, sans organisation préconçue, sans effort, sans que la fin réponde au commencement ni au milieu, sans que la réflexion vienne en rien entraver la spontanéité. L’art supérieur, l’art véritable ne commence qu’avec l’introduction du travail et, conséquemment, de la peine dans ce jeu d’abord tout spontané, qui était poursuivi non en vue de la réalisation du beau, mais en vue de l’amusement personnel de l’artiste ou, pour mieux dire, du joueur. L’œuvre d’art proprement dite, loin d’être un simple jeu, marque le moment où le jeu devient un travail, c’est-à-dire une réglementation de l’activité spontanée en vue d’un résultat extérieur ou intérieur à produire[2]. Du reste, l’art n’est pas le seul jeu qui, en se compliquant, devienne ainsi un travail ; tout jeu, dès qu’il est raisonné et cherche à produire un résultat donné, constitue lui-même un travail véritable, et c’est assurément un travail très absorbant pour un enfant que le jeu de la toupie, du bilboquet ou de la corde à sauter. Quant au travail de l’esprit.

  1. M. de Hartmann, Philosophie de l’inconscient, p. 313-314.
  2. Sur la théorie qui identifie l’art et le Jeu, voir nos Problèmes de l’esthétique contemporaine, livre Ier.