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l’émotion esthétique. son caractère social.

carapace, qui ne faisait presque qu’un avec son propre corps, puis, plus tard, le nid, dont l’image se confondait avec celle de sa famille. Maintenant encore l’architecture a un caractère familial ou social ; le temple même reste une maison mystérieuse, adaptée à une vie surhumaine, prête à recevoir son Dieu et à entrer en société avec lui, tantôt se soulevant vers le ciel de tout l’élan de ses clochers, tantôt s’enfonçant sous la terre de toute la profondeur de ses cryptes, comme pour aller au-devant du visiteur inconnu.


En résumé, l’art est une extension, par le sentiment, de la société à tous les êtres de la nature, et même aux êtres conçus comme dépassant la nature, ou enfin aux êtres fictifs créés par l’imagination humaine. L’émotion artistique est donc essentiellement sociale ; elle a pour résultat d’agrandir la vie individuelle en la faisant se confondre avec une vie plus large et universelle. Le but le plus haut de l’art est de produire une émotion esthétique d’un caractère social.

La religion commande aux hommes de croire à la réalisation possible d’une société idéale de justice, de charité et de félicité, déjà en partie réalisée et dont nous devons, pour notre part, nous faire membres ou citoyens. Comme il y a une cité idéale de la religion, il y a aussi une cité idéale de l’art ; mais la première est, pour le croyant, l’objet d’une affirmation et d’une volonté, la seconde est un simple objet de contemplation et de rêve. La religion vise au réel, l’art se contente du possible ; il n’en superpose pas moins, comme la religion, un monde nouveau au monde connu, et, de même que la religion, il nous met en rapport d’émotion et de sympathie avec ce monde ; par conséquent, il en fait un monde d’êtres animés plus ou moins analogues à l’homme ; par conséquent enfin, il en fait une société nouvelle ajoutée par l’imagination à la société où nous vivons réellement. Comme la religion, l’art est un anthropomorphisme et un « sociomorphisme [1]. »

  1. Sur ce que nous avons appelé le sociomorphisme, voir notre Irréligion de l’avenir.